Commençons par le scénario, signé Emeric Pressburger, alter ego de Michael Powell, à partir d'un roman de Rumer Godden (écrivain qui sera aussi adapté par Renoir pour Le fleuve, au style assez proche de ce Narcisse noir). Une sœur assez jeune mais prometteuse, Clodagh, se voit confier l'ambitieux projet d'établir une mission en terre indienne, sur les hauteurs himalayenne. Le lieu est inhospitalier à deux titres :
- il est isolé, juché sur un piton constamment traversé par les vents ;
- il se situe en terre hindoue, totalement étrangère à la culture catholique.
Un homme incarne ces deux aspects : un certain M. Dean, homme à tout faire qui établit le lien entre le village en bas du piton et la communauté sur les hauteurs. Il est à la fois celui qui vole au secours des sœurs et celui qui leur signifie à quel point elles sont inadaptées à la région. Les sœurs vont voir une à une leur foi mise à l'épreuve par la situation où elles se trouvent : sœur Philippa, spécialiste du jardin, délaisse les légumes au profit des fleurs, c'est la beauté des lieux qui l'éloigne de sa mission ; sœur Honey échoue à sauver un enfant, ce qui signifiera le déclin de la communauté, où plus aucun écolier ne se rend ; sœur Ruth tombe amoureuse du séduisant M. Dean. Sœur Clodagh, quant à elle, souffre de la solitude et se remémore avec nostalgie le temps où elle se destinait au mariage. C'est sur Ruth et Clodagh que le film va resserrer sa focale.
Tout l'argument consiste en un combat très manichéen, au sens étymologique du terme, entre la lumière et l'obscurité, le bien et le mal : pour les sœurs, une lutte entre la pure foi chrétienne et la sensualité bien terrienne. La foi, c'est ce blanc qui vêt les sœurs, ne laissant voir que leur visage dont la fadeur a été accentué par le maquillage afin que leurs lèvres ressortent sans l'aide d'un lipstick. La sensualité, c'est ce M. Dean qui présente à elles son torse velu exposé aux regards et se montre volontiers grossier dans ses propos. Mais c'est aussi l'envoûtante Kanchi (Jean Simmons), jeune fille recueillie au monastère qui s'offrira au jeune prince lui aussi hébergé par les sœurs. C'est encore les fresques érotiques de ce palais autrefois harem du prince. Ce sont les tam tams qui retentissent au loin. Ce sont les fleurs que l'on plante, aux noms évocateurs : Sweet Pea, Forget Me Not... Quant au narcisse noir, c'est le nom d'une étoffe que le jeune prince a introduit dans le monastère comme le ver dans le fruit : un symbole du monde païen.
Cette lutte entre l'esprit et la chair se double, de la part de Powell et Pressburger, d'une critique assez attendue du colonialisme religieux : les soeurs ne cherchent pas à s'adapter, elles veulent imposer leur foi à ces barbares qui les entourent. On enseigne l'anglais et le français en se contentant de nommer des mots, on écoute peu les conseils de l'avisé M. Dean, on veut déplacer un vieux guru qui siège immobile face à la montagne, sorte d'institution locale.
La sœur qui succombe à l'appel de la chair, c'est Ruth, figure d'emblée présentée comme démoniaque par la Mère supérieure qui a confié à Clodagh sa mission. Le film met en scène l'antagonisme entre les deux rivales, antagonisme que s'efforce de gérer avec sang froid Clodagh. Je m'attendais à ce que toutes les deux se disputent le seul mâle du coin, incarné par le viril David Farrar. Le film se montre plus subtil : Ruth tombe en effet en pâmoison devant M. Dean, mais Clodagh tient ferme dans sa vocation religieuse. Et c'est M. Dean qui la verra partir avec regret.
Comment tout cela nous est-il raconté ? Le film jouit d'une très belle cote chez les cinéphiles. J'ai été un poil moins convaincu.
Du côté positif, il y a en premier lieu la photographie de Jack Cardif. C'est visuellement assez superbe, particulièrement dans la scène finale de l'affrontement des deux rivales. Clodagh traverse un couloir sombre troué de halos de lumière, elle finit par frapper à la porte de Ruth qui ne répond pas. Elle a coincé celle-ci avec une chaise. Clodagh force le chemin et tombe nez à nez avec une Ruth les cheveux lâchés et vêtue d'une robe rouge vif. Ruth va se mettre du rouge aux lèvres face à une Clodagh médusée. Le rouge symbolise la tentation de la chair, et l'on se souvient que Ruth (Rose en français, la fleur étant une image de la passion ardente) avait déboulée couverte de sang, suite à l'hémorragie d'une patiente. Après une courte nuit, au petit matin Ruth s'enfuit, d'abord le long des couloirs obscurs du monastère puis en passant par la forêt, avant d'atterrir chez M. Dean qui la rejette. Tout cela est plastiquement très réussi. Je serai plus critique sur l'apparition de Ruth derrière Clodagh sous les cloches : l'aspect vampirique est un peu too much à mon goût. La lutte finale entre les deux sœurs, avec plan rapproché sur les doigts de Clodagh que Ruth tente de faire lâcher, rappellera à chacun Hitchcock, compatriote de Powell.
Autre point positif, la symbiose entre image et musique. Si je me pâmerai un peu moins que la moyenne sur la composition de Brian Easdale, mêlant le style occidental aux accents indiens, il faut souligner l'approche originale de Powell, consistant à tourner les scènes sur la musique, afin de coller à elle : à plusieurs moments, la durée des plans est raccord avec les mesures. Scorsese, notamment, reprendra l'idée. Le vent omniprésent participe de la bande-son, à l'instar de celle de La Religieuse de Rivette. Ce vent qui soulève les tentures du monastère est ce qui menace de faire vaciller la foi de la communauté.
On saluera encore quelques belles choses : le comique consistant à jucher notre héros viril sur un petit poney, tout le monde dans le village utilisant ces modèles réduits ; un panoramique descendant sur les tam tams, exprimant la condescendance des religieuses envers les peuplades d'en bas ; un raccord parfait entre la Clodagh d'une scène de pêche en flasback avec la Clodagh d'aujourd'hui, en proie à la nostalgie ; la symbolique des cloches comme un appel à l'aide utilisé par sœur Clodagh désemparée ; celle de la pluie qui se met à tomber à la fin, confirmant la prédiction de M. Dean : "vous tiendrez jusqu'à la saison des pluies". Elle clôt un cycle et referme de son voile de brume cette parenthèse pour le petit coin d'Inde qu'on a vu évoluer.
Le moins bon ? Powell, convaincu qu'il ne parviendrait jamais à rendre crédibles les intérieurs en allant tourner en Inde, a choisi de tout réaliser en Angleterre, les quelques extérieurs étant tourné dans un jardin exotique à proximité des studios. Stupeur de son équipe. Le décorateur va réaliser un travail de toute beauté, recréant un monastère crédible. Crédible ? Hum... C'est là que le bât blesse tout de même. Car les décors restent très voyants, qu'il s'agisse de la falaise abrupte (même si, comme le souligne Bertrand Tavernier, ce plan dégage une certaine poésie), du guru face à la montagne et des horizons lointains peints sur des parois de verre. Lors de la rencontre nocturne entre Clodagh et M. Dean où les deux échangent des confidences, le caractère artificiel du décor est particulièrement net. On sort un peu du film pour voir le trucage.
L'autre reproche à adresser au film, c'est l'interprétation. Rien à dire sur Deborah Kerr, jugée au départ trop jeune pour le film mais qui sut convaincre Powell (son ex...) qu'elle était la femme de la situation. Les autres sœurs en font parfois un peu trop, mais c'est Kathleen Byron qui est vraiment problématique : regards torves, sourires machiavéliques, soupirs énamourés face à M. Dean. Aïe.
Deux grosses réserves qui ne me font pas tout à fait reconnaître en ce Narcisse noir le chef d’œuvre annoncé. Peut-être ne suis-je pas totalement sensible au cinéma de Michael Powell ? Le Voyeur m'avait fait un peu la même impression : quelques superbes moments, mais globalement pas si enthousiasmant que ça. Ce qu'on nomme les affinités électives.
7,5