L'âme d'un être est son odeur
La substance du roman de Patrick Süskind, considéré à juste titre comme un chef-d'œuvre, est suffisamment riche et robuste pour éviter les modifications hasardeuses lors du travail d'adaptation au grand écran.
Incontestablement, le film ne laisse pas la même empreinte que le roman tout simplement parce que là où Süskind était subtil dans ses descriptions, Tykwer a recours à une surenchère qui peut indisposer ceux qui auraient préféré de la sobriété: c'est sa façon à lui de composer une œuvre à la fois contemplative et instinctive, sensorielle et dérangeante.
L'autre détail qui peut choquer vient du choix de l'acteur qui ne correspond pas au portrait que Süskind faisait de Jean-Baptiste Grenouille, c'est-à-dire laid et repoussant. Une nouvelle fois, le réalisateur a choisi un acteur au visage angélique parce que c'est ainsi qu'il le concevait en ayant lu le roman. Il prend le parti selon lequel l'aspect inquiétant du personnage Grenouille est davantage reflété par son rapport aux autres que par son physique disgracieux et avec le recul, ce choix est plutôt judicieux étant donné qu'il convient avec les événements à venir et notamment la longue scène finale.
Le jeune Ben Whishaw défend convenablement son personnage et met en valeur sa sensibilité ardue et son extra-sensorialité par la simple intensité de son regard innocent.
La fiction est conforme au livre dans ses axes principaux: ses surprises sont essentiellement formelles tandis que ceux qui ne connaissent pas le roman peuvent plonger sans peine dans un monde ténébreux et interlope, séduisant et mystérieux. Conformément au livre, on suit le parcours de Jean-Baptiste Grenouille de sa naissance à la conclusion inattendue. Le ton est donné dès les premières scènes, notamment celle, cruelle, de la naissance de Grenouille qui est représentative de l'effet souhaité par Süskind: les images parviennent, par leur simple pouvoir, à faire naître une odeur pestilentielle par des jeux de lumière, une profusion d'éléments nauséabonds ou de simples contrastes de couleurs.
Les passages les plus intéressants du roman sont respectés à la lettre que ce soit la mère infanticide, l'épisode du tanneur, l'obsession de la jeune fille rousse, le passage de la grotte, le personnage de Druot et surtout la fin qui justifie la réputation d'un livre impossible à adapter. Inévitablement, Tykwer a décidé de la conserver: il s'en sort de manière prodigieuse mais on imagine le mal qu'il a dû avoir pour la tourner.
Les événements les moins percutants comme les expériences du Marquis passent à la trappe et l'identification de Grenouille en tant que meurtrier a subi une modification intéressante.
Que ce soit dans le roman ou dans le film, le meurtrier procède de la même façon: il rase les cheveux de ses victimes féminines et fait leur enfleurage. A chaque fois, on les retrouve avec un visage étonnamment apaisé que Tykwer met brillamment en valeur en composant ses scènes comme des tableaux foisonnants ou des natures mortes. Une grande importance est donnée à l'épisode de la formation chez Baldini, interprété par Dustin Hoffman, pour appuyer la déception de Grenouille de ne pas pouvoir retranscrire toutes les odeurs du monde. C'est un épisode crucial parce qu'il explique les motivations du personnage et le réalisateur prend le bon parti de lui donner autant d'importance qu'aux scènes de meurtres.
Le film qui concilie l'exigence du cinéma d'auteur et les vertus d'un divertissement intelligent est pourvu de cette matière dont sont faits les plus beaux cauchemars. Même les défauts finissent par servir l'étrange énergie hypnotique de ce film aussi languissant qu'envoûtant. Les images de la jeune fille de la rue des Marais reviennent en boucle comme une image récurrente et permettent de rentrer dans l'esprit de Grenouille pour illustrer ses désillusions et son désarroi de ne pas pouvoir vivre ce que n'importe quel autre homme vivra. A l'inverse des autres films de serial-killers, les scènes collent à la subjectivité de Grenouille pour stimuler paradoxalement le spectateur qui se surprend à s'attacher à lui ou même à avoir peur pour lui alors qu'il commet d'affreuses besognes. La raison pour laquelle "Le Parfum" procure un état de fascination extrême et durable vient de deux points rassurants: le récit n'est pas traité de manière scolaire, policée ou académique et le cinéaste n'œuvre pas dans la belle ouvrage creuse et sans âme.
A chaque instant, loin d'en trahir l'esprit, Tykwer apporte par ses acquis et ses expérimentations passés une dimension très viscérale qui donne à penser que s'il ne devait y avoir qu'une seule adaptation de ce roman au cinéma, ce devait être celle-ci.