Je viens de me rendre compte qu’il est plus facile pour moi de parler de ce film, que d’écrire sur Le Parrain. Le premier opus de la trilogie est un film qui me tient tellement à cœur qu’il m’est très difficile de mettre des mots, c’est-à-dire d’intellectualiser cette œuvre et les émotions qui s’en dégagent. Or, j’ai l’impression que cette 2ème partie est, elle-même, plus intellectuelle, aussi bien dans sa construction savante que dans les thèmes abordés. De plus, je l’apprécie un peu moins que le film précédent (même si je l’ai beaucoup réévalué à l’occasion de ce re-visionnage). Cependant, cet aspect plus intellectuel n’empêche pas les émotions qui se dégagent de ce qu’il convient d’appeler une tragédie (ou éventuellement une épopée).
La construction, donc. Ce Parrain 2 se développe en deux temporalités différentes, se situant en même temps avant la première partie (avec l’ascension de Don Vito) et après (avec la suite des aventures de Michael, qui a repris les rênes de l’affaire familiale). Cette construction n’est bien entendu par innocente : outre qu’elle donne une ampleur incroyable à l’histoire familiale des Corleone, elle permet aussi d’opposer deux personnes, deux générations, deux époques différentes.
D’un côté, le jeune Vito est celui à qui tout sourit, l’homme ambitieux élevé dans un monde de violence et qui va réussir à se faire respecter par la peur, mais aussi par la confiance qu’il peut instaurer. Contrairement à Don Fanucci, qui se contente de pavaner et de réclamer du fric à tout le monde, Vito est montré comme un homme qui use de son influence pour rendre des services aux plus faibles. Il fonde une relation sociale basée sur les respect réciproque, les services rendus et le sens de l’honneur.
Michael, quant à lui, a perdu cette relation basée sur la confiance et le respect. Les épisodes qui lui sont consacrés sont marqués par la froideur, le chantage, les trahisons et le délitement familial. A l’image de la jeune famille Corleone réunie sur des marches d’escaliers après le meurtre de Fanucci s’oppose le conflit entre Michael et Fredo, avec la fin que l’on connaît tous (et qui constitue un moment de cinéma absolument exceptionnel). Alors que les scène des années 10 et 20 sont baignées dans une chaude lumière rouge-orangé de toute beauté, les séquences de Michael sont soit totalement plongées dans l’ombre, soit filmées dans une lumière crue, grise et froide (impression encore renforcée par l’arrivée de la neige dans certaines scènes).
Il faut dire que l’époque et les activités familiales ont fortement changé. Alors que les affaires de Vito se cantonnent à un quartier de New York, celles de Michael se déploient sur le plan national. Cela signifie un changement complet dans l’attitude. Pour protéger ses arrières, il faut désormais avoir des politiciens dans sa poche, quitte à employer le chantage. Et le combat entre les familles mafieuses va se dérouler aussi comme une guerre d’influence, chacun plaçant ses pions à des endroits stratégiques (comme on peut le voir lors du procès).
En règle générale, ce second opus est beaucoup plus politique que le précédent : on y traite de la place des affaires dans les relations internationales, de la justice spectacle et de politiciens véreux et démago (tant de sujets qui ne sont, fort heureusement, plus du tout à l’ordre du jour…). Ainsi, voir le sénateur Geary faire devant les caméras, au moment de la commission Corleone, une déclaration d’amour à la communauté italo-américaine alors que, deux heures plus tôt, il crachait sur « les ritals » est un grand moment.
Parmi les scènes dont l’opposition est la plus parlante, on trouve deux meurtres. D’un côté, le jeune Vito tue Don Fanucci. De l’autre, Michael fait tuer Pentangeli. Le premier est un meurtre propre, efficace et méthodique. Le second est brouillon, mal foutu et, finalement, loupé. Le premier permet à Vito de bâtir se faire un nom et de devenir Don Vito. Le second risque d’entraîner la chute de Michael. Les deux meurtres sont construits en une opposition franche.
La force de la construction est encore accentuée par les très longs et lents fondus enchaînés qui permettent de passer d’une époque à l’autre et qui, très souvent, nous font voir en même temps le Michael fatigué et le Vito plein d’énergie, comme si, en une seule image, on réunissait les deux contraires, le père et le fils, l’ascension et le déclin. Cela renforce encore l’aspect tragique de ce qui arrive à Michael.
Ce qui est intéressant aussi, c’est que cette construction savante n’est pas seulement constituée de renvois internes : sur plusieurs aspects, le Parrain 2 répond au premier film de la trilogie. A ce titre, il est évident que la scène de la communion du fils Corleone répond à la scène du mariage du premier opus. Sauf qu’ici, rien ne fonctionne plus. Dès cette scène, la position de Michael est compromise par le sénateur Geary. Mais le plus marquant, c’est cette réplique de Pentangeli au sujet de l’orchestre : des dizaines de musiciens, et pas un seul italien. C’est là qu’on mesure toute la différence entre les deux scènes, le côté chaleureux et typiquement italien d’un mariage qui respectait les traditions du pays d’un côté, et la grand fête impersonnelle, sans identité, de l’autre. Dès cette scène, Michael apparaît comme celui qui se coupe des traditions familiales ; de là à être celui qui se coupe de la famille, il n’y a qu’un pas. De plus, les tragédies sont souvent des histoires de famille (et inversement), et le thème de la famille est central dans le cinéma de Coppola.
Ce Parrain 2 a une puissance dramatique exceptionnelle. Michael est un homme de plus en plus isolé, un homme qui privilégie les « affaires » à la famille et qui, petit à petit, voit les autres s’éloigner de lui. Et quand sa femme lui fait remarquer que la famille se délite à cause de ses choix, il se contente de répéter « I don’t want to hear about it ». La famille se délite car les sentiments familiaux ont disparu : Fredo n’est plus considéré comme un frère, Kay ne ressent plus d’amour pour son mari.
Ce sentiment dramatique culmine avec l’aveu de l’avortement de Kay, qui ne veut pas porter en elle « le mal ». Car, de façon beaucoup plus métaphysique que dans le premier film, ce Parrain 2 est une réflexion sur le mal qui gangrène la société américaine jusqu’aux plus hautes marches du pouvoir. Un mal qui se transmet de père en fils (comme une malédiction antique) et qui corrompt tous ceux qui l’approchent. Michael Corleone, c’est un peu Oedipe qui mène une enquête pour savoir quelle est l’origine de la malédiction qui frappe Thèbes, et qui découvre, effrayé, qu’il en est le responsable (sauf que Oedipe en tirera les conséquences, là où Michael s’enfermera dans une fuite en avant).
L’image développée à la fin du film, c’est celle de l’empire romain. La famille Corleone, c’était l’empire romain, dit Pentangeli. Un empire en pleine chute, victime de son gigantisme, de l’hubris de son dirigeant, de l’immoralité et de la violence.