On retrouve ici le Nicolas Philibert avec lequel on peut être familier, celui de Être et avoir (un peu) et de La Moindre des choses (surtout), le documentariste qui sait sélectionner des sujets fortement intéressants, qui adopte une démarche tout en douceur et avec une sensibilité particulière, en laissant le thème se formuler de lui-même sans interaction forte (c'est-à-dire le plus souvent sans commentaire et sans question directe, bien que le discours soit parfois un peu trop explicite), mais aussi avec ses maladresses et son léger académisme consensuel qui pointe le bout de son nez de manière épisodique.
Avec Le Pays des sourds, le plus préjudiciable à mes yeux, c'est qu'il passe longtemps après le plus beau film réalisé sur un sujet connexe, Le Pays du silence et de l'obscurité. Faut pas chercher, passer après Werner Herzog, c'est rarement de bonne augure me concernant. Mais il y a ici un dispositif particulier qui rend le film attachant malgré tout, en dépit d'un petit parfum suranné de la méthode qui fleure les années 90 : Philibert n'adressera pas un mot aux personnes (sourdes ou non) qui apparaissent à l'écran, et au-delà de ça il a suivi un petit groupe de personnages de manière parfaitement aveugle, sans l'aide d'un spécialiste, sans accompagnement aucun. Comme il le dit lui-même, "J'avais choisi de plonger d'un seul coup dans l'étrangeté de la langue des signes, sans interprète ni aide extérieure. Au début, j'étais perdu... Je n'avais pas de repères. J'avais tenu à ne pas rencontrer les spécialistes, les médecins, les éducateurs, les psychologues. Si je l'avais fait, les sourds auraient eu l'impression d'être approchés comme des cas d'étude".
Ce qui en ressort, c'est une plongée dans un monde de silence ponctué de sonorités notables, celles des personnes sourdes qui s'expriment aussi par la voix de manière pas toujours contrôlée, et celles des sessions où précisément des enfants sourds apprennent à maîtriser leur voix et travailler leur compréhension orale quand cela leur est possible (en fonction de leur condition) — sans tricher, c'est-à-dire sans lire sur les lèvres. Très intéressantes séquences où l'on voit les enfants essayer d'établir une corrélation entre la vibration ressentie dans leur gorge et le niveau / timbre du son émis. Si l'on ne connaissait pas déjà cet univers, on découvre un microcosme bouillonnant de modes d'expression malgré le sens qui leur fait défaut, par les signes exécutés autant que par les expressions du visage et du corps. Ce qui a le plus vieilli est manifestement du côté des captations à l'école, avec de longs passages un peu mous dans l'empathie recherchée, mais dans l'ensemble il se dégage du docu une grande pudeur et quelques passages (des dialogues en langue des signes face caméra notamment) sous la forme de témoignages très touchants, comme par exemple cette femme mal diagnostiquée qui a atterri dans un hôpital psychiatrique ou cet homme qui dit au sujet de sa fille, entendante, qu'il aurait presque préféré qu'elle naisse sourde comme lui car "la communication aurait été plus facile. Mais je l'aime quand même".
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