Ce peuple 'du silence et de l'obscurité' vit ce qu'éprouve l'(anti)héroïne de Chronique d'un scandale – sauf qu'elle n'a pas la maladie (l'infirmité réelle) pour l'excuser et la ravager, l'abattre complètement (ou pour trente ans comme ce fut le cas de Fini Straubinger, rencontrée par Herzog pendant le tournage de son précédent documentaire, Behinderte Zukunft/Handicapped Future – 1971). Ils sont sourds ou aveugles, les deux pour la plupart, par accident, dégénérescence ou de naissance. Ils vivent l'exclusion véritable et entière, irrécupérable (sauf peut-être via Hollywood) ; contrairement à l'exclusion sociale, la leur gardera une emprise définitive et manifeste, quand bien même il y aurait réparation, amélioration, soutien – d'ailleurs ce dernier est là, pour les cas qui nous occupent et ne fait que les retenir aux bords de la normalité.


Herzog observe avec attention mais sans émotion [perceptible] des situations sociales et démonstrations pathétiques propres à ces individus. S'il y a une sensibilité vibrante, alors c'est une empathie froide, de l'empathie volontaire, active en esprit et qui s'accepte impuissante – à résorber et à 'entrer dans', comprendre ; une empathie n'apportant rien par elle-même, sinon [à] voir avec bienveillance, recomposer, emprunter des détours pour simuler une proximité. Techniquement cela implique caméra à l'épaule, intérêt pour les objets et les données concrètes, à la façon d'un explorateur enthousiaste malgré ses limites. Nous restons différenciés, tout en considérant leurs moyens de se relier au monde extérieur – ou simplement leur façon d'y être. La mise en scène n'essaie pas de nous immiscer en eux, les laissent seuls à développer sur leurs ressentis ou à présenter leurs expériences – à l'exception d'un artifice (l'ouverture 'introspective') et de quelques superpositions orientées (de courts extraits de Bach et Vivaldi). En revanche, le rapport à la société et le regard qu'elle pourrait jeter sont absolument évacués (l'homme politique reste un représentant lointain, un commissionnaire passant un instant sans rien venir prendre ni donner, sans que des mondes se croisent et échangent).


L'équipe du tournage et les spectateurs traversent ces arrières-mondes terrestres avec pour guide Fini Straubinger. Sourde et aveugle depuis l'adolescence, elle s'exprime avec facilité et reçoit les informations [portées par les autres] grâce à des signes dans les paumes. Elle est en charge d'un groupe de sourds-aveugles de Bavière depuis quatre ans, mobilisé en début de séance à l'occasion de son 56e anniversaire. Les groupes d'handicapés réunis autour d'elle forment une communauté paradoxale jusqu'à l'absurde, puisque tous sont radicalement insulaires par leur condition physique – pourtant ils sont davantage soudés qu'on ne le serait entre des hommes liés par l'affection ou les idéaux, car c'est une lecture du monde sur-encadrée qui les réunit. Lors du premier rassemblement, celui de l'anniversaire, leur réunion trouble à peine le silence, la solitude et la désolation dans lesquels ils sont enfermés ; l'excitation de deviner ses prochains à proximité suffirait presque, s'il n'y avait la place démesurée du toucher, sens décuplé et parfois dernier espace de contact avec l'extérieur – car la parole se perd ou se gâte, voire est privée chez les enfants mal-nés.


Dans la seconde moitié, après deux enfants diminués, nous en découvrons un autre à la périphérie de l'humanité. C'est en fait un jeune homme de 22 ans (Vladimir Kokol), sourd-muet de naissance, gamin délaissé, échoué comme un animal fébrile n'ayant profité d'aucun dressage. Il a faciès de mongolien, aucune maîtrise psychologique, ne sait saisir ni soi ni l'environnement ; étranger à tout, il est proche de l'objet animé mais sans esprit, s'envoie un ballon dans la figure, se répand en bruits de bouche. C'est comme un chien qui se serait pris un coup de tonnerre, puis aurait par miracle eu le droit de poursuivre en miettes. Il est trop tard pour l'amener à la raison et probablement même à l'intelligible, mais Fini Straubinger lui apporte deux béquilles aux bénéfices immédiats : la conscience qu'il existe, est relié et pris en compte, le réconfort et l'ouverture par la musique. L'étendard du syndicat des handicapés prononce la phrase de fermeture : « Si une guerre mondiale éclatais, je ne m'en rendrais pas compte ». Comme on peut le constater sur Julie malgré l'effroi que son regard et son timbre de voix inspirent, le martyr a aussi, à l'usure, ses vertus.


https://zogarok.wordpress.com/2021/02/02/le-pays-du-silence-et-de-lobscurite/

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le 24 juin 2017

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