Au début, les formes sont harmonieuses. Droites. La perspective est parfaite. Les uniformes les uns derrière les autres marchent d'un pas répété à l'infini. Des hommes prononcent de courts mots, des chiffres, codes incompréhensibles, inscrits sur des tableaux immenses.
Antoine est un petit lieutenant. Il est nouveau, a sa soif d'adrénaline à lui. Des crimes, il en veut. Plein. Des cadavres, il souhaite voir. Rester sa vie devant un bureau n'est pas son truc. Il le dit à tous le monde.
Nous sommes à la Crim'. Il y Vaudieu, lointaine et mystérieuse commissaire. Il y a Solo, Mallet, Patrick et Morbé. Tous dans le cadre. Solidaires et unis.
Le Petit Lieutenant est l'histoire d'une perte. D'un cri qui déchire les rouages d'un système. Du cri d'une femme qui se tait, trop seule, trop vidée, et qui se croit trop vieille.
Antoine ne les connait pas, et ne les connaitra pas davantage, tous ces gens. Il se contentera de les effleurer, l'horizon dans les yeux, accroché à ses illusions. Sans arrêter de parler travail, travail, travail. Au contraire des autres, brisés par leurs failles, qui n'y penseront qu'un peu.
La réussite du film est d'abord dû aux procédés remarquables de mise en scène de Beauvois. Lorsqu'on entre dans le film (donc dans le cœur de la police), le regard qui est notre est celui d'Antoine : ces plans d'ensemble sur les lieux, sur les gens, sur les paroles, représente clairement la lisse et superficielle surface qui nous ait présenté dès le début. Il y a peu de gros plans dans la première partie. Seulement l'esquisse de corps qui se forment mais n'existent pas encore tout à fait. Jusqu'à ce plan furtif où l'on voit Vaudieu qui doute, pour une raison obscure et encore cachée à nos yeux.
A cet instant précis, la caméra devient autonome, se permet quelques mouvements, quelques plans-séquences, s'approche. S'approche des visages et des yeux qui se mouillent. Vient chercher des choses qu'aucun plan large ne saurait traduire. Viens chercher dans toutes ces figures brisées, la froide flamme de la solitude.
Vaudieu est alcoolique, a perdu son fils, mais tient. Tient tant qu'elle le peut. Son petit lieutenant deviendra le fils qu'elle n'a jamais eu, et qu'elle perdra encore, puisque cruelle est le hasard de la vie.
Il y a de la douleur dans Le Petit Lieutenant. Une douleur sous-jacente, qui surgit de la rigueur : Beauvois ne triche pas avec le réel. Tout nous semble vrai, chaque parole qui vole semble flotter dans l'air, chaque mouvement appartient aux mouvements de l'Homme. Alors, par pudeur, sans doute, jamais le cinéaste ne fait triompher totalement l'étude de l'immense désarroi de ses personnages sur la ligne policière que le film dessine au fur et à mesure. Jusqu'au bout, il ne dévie pas, filme, honnêtement, simplement, une histoire de flics comme une autre. Une histoire de flic, où les fêlures humaines convergent, comme deux lignes, deux rubans épousés dégageant le parfum du poison.
Traitant pudiquement de l'impudeur, donnant sa définition du désespoir dans une joie de filmer incomparable de réflexion et de rigueur, Beauvois fascine. Clamant ses références à Melville tout du long, c'est pourtant Truffaut, dans un dénouement magnifique et funèbre, qui triomphe : un élégant travelling, accompagnant, sur la plage, une dernière fois Vaudieu dans sa marche insatisfaite vers un espoir qui fuit. Et pour finir, son regard, face caméra, appel à notre aide impuissante. Alors, c'est un autre Antoine qui semble nous regarder à cet instant, Doisnel de son nom, visage d'enfant perdu et déboussolé qui nous cherche, qui se cherche, dans sa solitude infinie.
Invoquer cette piste douloureuse et belle du célèbre film de Truffaut, c'est la conclusion inattendue que choisit Beauvois pour son film. C'est aussi sa vision, tendre et poétique, de ces pauvres flics qu'on aime. Ensemble tout le temps, seuls toujours. Solidaires et unis, solitaires dans la nuit.