(Film vu en ciné-conférence dans le cadre du Festival du film Ethnographique de Loudun le 2 juillet 2015, avec le réalisateur et l'équipe de la fondation Anako)
Je n'ai personnellement rien contre Patrick Bernard. Il m'a l'air tout à fait sympathique, un philanthrope certes bavard mais je ne le hais pas. Fondamentalement pourtant, un ethnologue, c'est fait pour rester à l'abri du regard du grand public. Parce que bon, à moi aussi l'ethnologie, c'est mon péché mignon. Un peu comme la pinte de bière qui me ferait de l’œil si j'avais une cirrhose, ou l'envie de manger tout (et surtout) n'importe quoi, qui me prend lorsque j'ai fumé. Une science vraiment pas bonne, qu'on déguste pourtant, alors qu'elle me parait "à proscrire" ou au moins, problématique.
La linguistique, l'économie, et les autres joyeusetés sociologiques, même si elles peuvent être des armes de défense des opprimés, ce sont avant tout des sciences de dominants (à différentes échelles), il faut toujours en être conscient. Mais l’ethnologie, c'est une science issue de la colonisation, issue d'un mouvement destructeur de cultures, de patrimoines, d'espaces naturels et de cosmologies. Grâce à la légitimité de cette science, ce mouvement essaye pourtant, de s’amender. L'ethnologue est le "bon colon", figure miroir de celle du "bon nègre" créée par l'impérialisme. Alors que les ethnologues se posent en vrai philanthropes, qui essayent de comprendre l'autre, qui ne jugent pas, qui essayent, dans la mesure du possible de réparer les pots cassés, ou de prévenir cette destruction (et ils sont sincères). Mais il ne faut pas oublier l'espèce de pulsion voyeuriste (assez peu éloignée de celui du touriste en voyage organisé) qui sous-tend cette science, ainsi que son fort paternalisme.
Pour ma part, j'ai surtout lu Lévi-Strauss, donc j'appréhende l’ethnologie d'un point de vue structuraliste. Comprendre nos sociétés par l'étude des autres, et aussi relativiser certains aspects de notre culture que l'on présente comme "naturels", "transcendants" et "immuables" à l**'H**omme (alors que justement, il existe des groupes, des "sociétés" qui ne possèdent pas ces aspects), c'est à ça que me sert mes lectures ethno. Mais l'ethnologie ne m’intéresse pas du tout pour savoir que X se peinturlure en tigre pour danser autour d'un feu et célébrer ses ancêtres.
Aussi, en foucaldien convaincu, je sais que la collecte d'un savoir s'associe toujours à l’exercice d'un pouvoir (ce n'est pas un hasard si ce sont les évangélistes américains qui ont permis de transcrire tout un panel de langues jusqu'à présent uniquement orales -et moribondes- sur le papier ...pour traduire la Bible). Pour pousser plus loin ces critiques, je vous invite à lire les articles de cette personne : https://uottawa.academia.edu/ThomasBurelli (car c'est la seule source que je connaisse à présent).
Très bien, je sais tout ça, et je ne vais pas en tenir rigueur à Patrick Bernard et à son film (enfin, à la note que je lui attribue) : c'est un ethnologue comme un autre, pas pire, pas mieux. Et je ne suis pas mieux que lui.
Cependant, le bonhomme, au début de la séance et lors de la présentation de son film, m'a particulièrement excité en disant que, sous l'impulsion d'un de ses amis et chef d'un peuple d'Amazonie (les Yawalapiti ), il avait formé de jeunes natifs du village au filmage et au montage, pour que l'histoire des Yawalapiti ne soit pas toujours que racontée [et donc biaisée] par les blancs, descendant des colons ! QUELLE MAGNIFIQUE INTENTION !!!
C'est oublier assez rapidement que l'enfer est pavé de bonne intentions...
Il existe deux versions de ce film : une de plus de 3 heures gardée par les Yawalapiti, autour d'un rite assez représentatif de leur culture. Selon eux, ce film n'a pas à être montré aux étrangers car ces derniers ne le comprendraient tout simplement pas. La seconde version dure, après remontage de Patrick Bernard et Ken Ung environ 45 minutes. Elle fut donc complétée par le travail de ces derniers pour recontextualiser l'histoire des cinéastes Yawalapiti (mais aussi l'histoire d'activistes natifs pour créer des mouvements de résistance à l'ethnocide ou tout simplement celle du continent en général) A ce stade là, l'excitation commence déjà à laisser place à l'amer sentiment de s'être fait "arnaquer".
Je ne sais pas comment se présente le film en DVD, mais la forme de la projection (une ciné-conférence), détruit totalement le projet initial et ce, dès les premières minutes. Car dans ciné-conférence, il y a "conférence". Ainsi Patrick Bernard parle, en voix-off sacrément redondante (tels les figuratifs dans les BDs de Blake et Mortimer) quasiment sans jamais s’arrêter. Du début à la fin de la projection. Pour une personne qui devait fermer sa gueule et laisser un peuple {1} s'exprimer, c'est raté.
Enfin, et nous finirons par ça, je ne sais pas quelle "formation" {2} Patrick Bernard et Ken Ung ont donné aux jeunes cinéastes yawalapitis, mais comme, au cours de la projection, il n'est jamais indiqué qui a pris les images {3} et que la photographie du film, tout comme son montage d'ailleurs, m'a paru bien homogène, bien uniforme, uniformisés (pour ne pas dire formaté), il s'avère qu'encore une fois (ça ne sera qu'une fois de plus), des colons ont donné leurs propres outils à des colonisés. Comme l'a fait remarquer, de manière plus modérée, un spectateur durant les questions post-séance, les images des Yawalapitis sont bien bâtardes, et finalement, ne sont pas tant que ça, les images DES indigènes (comme quoi, je ne suis pas le seul que ça ait frappé).
Entre la voix-off (ou "conférence") et l' esthétique des images (certes, à mes yeux, plutôt jolie), on aurait dit une saloperie de reportage TV. Ca servait bien à grand chose de dénoncer ce genre de formatage en début de séance, tiens !
PS : Et puis, pire du pire, à me faire marmonner tout ça dans ma barbe pendant la séance, celle-ci me fut bien gâchée :)
{1} (qui ne possède pas de culture de l'écrit pour leur langue et qui est parlée plus que par une poignée d'individus et dont la culture de l'image est par ailleurs, tout juste récente)
{2} (il est tangible le paternalisme, là, hein ?!)
{3} (donc, en somme, que le montage invisibilise totalement le travail de Yawalapitis)