La sortie du Plaisir dans nos salles est l'occasion de revenir sur la carrière du cinéaste français d'origine allemande Max Ophüls, riche d'une filmographie dense mais inégale, où chefs-d'oeuvre et déconvenues n'ont cessé de l'émailler jusqu'à le rendre inquiétant d'imprévisibilité. Je le dis sans détour : Le Plaisir est un échec. Pas complet, j'en conviens, mais sa dernière réalisation témoigne d'une incapacité flagrante à évacuer de vieux démons qui ont fait la flamboyance de sa griffe, les frontières franchies et pourtant indépassées de son style. En ceci réside toute l'ambiguïté de sa démarche, car si l'homme a su déployer une virtuosité sans précédent en matière d'élégance et de mouvements d'appareil, ces qualités s'avèrent être - lorsque l'on prend un peu de hauteur sur son Oeuvre - un cadre esthétique et formel limitatif, un seuil qu'Ophüls n'a jamais osé pousser plus en avant, préférant le jusqu'au-boutisme au risque du renouveau. Bien mal lui en a pris car c'est peut-être à leur témérité, quitte à emprunter des sentiers un rien périlleux, que les cinéastes réussissent à graver leur nom sur la stèle des plus grands, leur labeur devenant dès lors un gage de modernité et d'éternité. Je m'attarderai donc essentiellement sur Le Plaisir pour étayer mon propos, somme de tous les vices d'Ophüls, en m'appuyant au gré de ma plume sur ces autres films, souvent bien moins maladroits, qui ont composé l'architecture, parfois l'originalité, du langage ophülsien.
L'exacerbération à la narration
Max Ophüls a choisi lui-même trois nouvelles de Guy de Maupassant qu'il réunit sous l'égide du même thème, celui du plaisir. On imagine la jouissance, la frivolité, le libertinage, mais il n'en est rien. Rien d'étonnant puisque monsieur Ophüls demeure le cinéaste des oxymores, la mélancolie et la tristesse nimbant le portrait qu'il a toujours fait du bonheur. Trois sketchs donc pour traiter d'un plaisir confronté tantôt à la mort, avec Le Masque (l'histoire d'un homme courant après sa jeunesse en masquant ses attraits les moins juvéniles pour courir les bals), tantôt à la pureté avec La Maison Tellier (scabreuse histoire – bien qu'étonnamment chaste – de dames de basse vertu partant à la campagne pour assister à une communion), tantôt à l'amour, avec Le Modèle (un peintre tombant amoureux de l'objet de son étude jusqu'à s'agacer de sa présence continuelle), et pourtant les intentions d'Ophüls sont à peine perceptibles, peu claires malgré le titre qu'il a choisi pour fil conducteur. A la base, un déséquilibre évident de structure, avec deux contes bien trop courts en comparaison du pilier massif que représente La Maison Tellier, à contrario riche d'un luxe superflu et d'une candeur surannée. C'est à Maupassant que revient le privilège de présenter les trois contes : une idée qui a l'avantage de mettre en lumière la voix grave et feutrée du comédien Jean Servais, mais une approche hélas bien trop littéraire et étonnamment impénétrable dans la mesure où les dialogues, pourtant brillants grâce à la plume de Jacques Natanson, n'ont pas pour ambition de rendre cohérent l'ensemble. Difficile de reconnaître Maupassant ici, le texte apparaissant décousu et passant manifestement derrière une recherche esthétique permanente au point de lui avoir tout sacrifié. Ophüls compose tel un peintre devant sa toile de magnifiques tableaux mais néglige à la fois Maupassant, Natanson, et ses acteurs, trop nombreux pour rendre palpable l'unité, chacun des rôles étant réduit à une figuration cossue des plus surprenantes malgré la présence d'acteurs tels Madeleine Renaud, Jean Gabin, Simone Simon, ou Danielle Darrieux, pour ne citer que les plus marquants. Il leur manque du caractère, de la personnalité, une psychologie moins évanescente pour susciter un intérêt certain qui nous aurait permis de nous intéresser à leur devenir, cela malgré une qualité homogène des interprétations. L'image a tôt fait d'évacuer l'histoire, la photographie de Christian Matraset et Philippe Agostini apportant une beauté visuelle aux tableaux évidente mais caractéristique d'un trop plein de détails, une surabondance dans le décor, les costumes, le découpage, et les mouvements d'appareil d'Alain Douarinou. Cette somptuosité est pesante, écrasante, et l'artificialité qui s'en dégage appuie sur cette constante impression de lenteur qui ne cesse de tourmenter les âmes les moins complices au tracé ophülsien. « Les esprits étaient aigris par l'ennui », raconte Maupassant en évoquant les clients de la fameuse maison close. En effet, le mien s'est égaré en chemin faute d'un récit distingué et distinguable. Peut-être parce qu'à force de chercher la perfection, Ophüls finit par passer à côté du meilleur, sinon de l'essentiel.
La systématisation contre l'évolution
A défaut de surprendre, le style ophülsien a cela d'agréable pour l'oeil qui s'exerce à travers lui qu'il est cohérent dans sa manière de composer, de cadrer, d'agencer ses plans. Mais l'éloge s'arrête là car il en ressort pour quiconque a suivi le cinéaste depuis ses débuts l'évidence du langage, plus encore une tautologie trop scrupuleuse pour laisser place au plaisir de surprendre. C'est surtout vrai pour Le Plaisir, qui ne cesse de mettre en évidence une systématisation de la mise en scène et qui, cumulée à la mièvrerie des récits ophülsiens, finit par lasser l'attention. C'est là une critique qui s'étend sur plusieurs échelles et qui me paraît indiscutable à travers les arguments qui suivent. Partons du plus évident : tout d'abord, Ophüls ne se lasse pas de renouveler sans cesse le même cadre dramaturgique, celui qui faisait l'éclat et la noirceur de Libelei, celui de l'amour impossible, contrarié, des apparences fragiles, des théâtres de séductions artificielles, qu'ils se jouent dans un bordel ou à Vienne. Je cherchai l'unité qui faisait défaut au Plaisir auparavant, mais c'est à travers la filmographie du cinéaste qu'on la retrouve, étouffante et oppressante, même lorsqu'il emprunte des sentiers plus sombres dans Pris au piège, film d'une période américaine faste mais féconde en surintensité formelle, avec le personnage incarné par Barbara Bel Geddes rêvant du bonheur dans les bras de Belzébuth. Comprendre les tenants et aboutissants de ce cadre, c'est deviner le récit qui s'y dépliera, et nous priver de l'instant fécond provoqué par l'inconnu. La Ronde ouvre une série de films consacrés à l'étude des passions humaines et du désir amoureux mais son titre-même laisse entendre lorsque l'on a compris qu'en ces lieux l'amour est un témoin se transmettant d'une victime à l'autre l'on aura tôt fait de revenir au premier protagoniste, ce qui ne manquera pas. C'est le cercle vicieux des récits ophülsiens, ancrés à la même fatalité, et de ce fait convenus à la longue quelqu'en soient les raisons qui motivent les péripéties. J'en reviens au Plaisir, à ses amours-passades pour la vie d'antan (Le Masque), pour une femme (Le Modèle), ou sous l'effet de l'alcool (La Maison Tellier), mais aussi à cette systématisation dans l'approche cinématographique, à commencer par l'erreur grossière de faire du pays de Maupassant un terrain de jeu viennois comme Ophüls sait si bien les mettre en scène. Je ne peux blâmer monsieur Ophüls de porter en son coeur les origines qui sont les siennes, mais les retranscrire dans une Normandie qui est la nôtre choque davantage que la démarche n'éblouie. En somme, « systématisation » a valeur dans mon argumentaire de « répétition », une répétition comme je l'ai dis dans le contexte narratif, dans l'ambiance imprégnée, mais également à travers les procédés techniques qui ont tôt fait d'emprisonner le style dans un champ restreint et usité. Comptez les fondus enchaînés et les fondus au noir, privilégiés à la coupe nette et franche : ils sont légions. Seul le repas après l'interminable séquence de communion de la petite nièce de Madame Rosa (ficelle bien épaisse guère tirée vers l'épure pour évoquer la pureté, ironiquement) s'avère être un moment de répit pour le recyclage elliptique diluvien, mais c'est au final pour être remplacé par une multitude de coupes sur des plans fixes se répétant dans un ordre donné. L'imprévisible n'a donc pas sa place chez Ophüls, il est prophète d'un cinéma calibré et désespérément tourné sur lui-même. Sur l'empirisme également, car je n'oublie pas qu'avant d'être cinéaste, monsieur Ophüls était homme de théâtre, et force est de constater que cette expérience a façonné son cinéma au point de théâtraliser ses espaces à outrance. Si cela a parfois le plaisant effet de charger de sens les échelles de plan (citons à la fin du Masque le double surcadrage présent lors de la discussion entre deux protagonistes, la femme grâce au mur, l'homme grâce à la tenture), il est une redondance qui pêche à travers ses abus, en témoignent les allers et venues interminables dans Libelei de Wolfgang Liebeneiner et Magda Schneider puis de Simone Héliard et George Rigaud dans les rues viennoises, soulignant certes la beauté du décor et donnant à voir le monde ophülsien, mais lassant notre vigilance à force de trajectoires obliques systématiques, usant jusqu'à la substantifique moelle les espaces rythmiques empruntés par les personnages jusqu'à perdre un sens qui ne cesse d'être surligné. C'est là la toute la grâce et l'orée du style ophülsien : faire du mouvement un temple dans lequel personnages et mise en scène doivent se confondre coûte que coûte, le raffinement perdant peu à peu sa délicatesse originelle.
Le mouvement pour le mouvement
Libelei avait, je ne peux le renier, la lucidité de trouver un juste milieu entre narration et embellissement esthétique. Le mouvement d'appareil était convoqué en de nécessaires occasions, et le mouvement des acteurs venait agrémenter des plans fixes où pouvait surgir un simple cocher du hors-champ, et ainsi diversifier ce mouvement si cher à monsieur Ophüls. Las, si son expérience hollywoodienne lui permit d'exceller dans l'art du mouvement et ainsi de toucher du doigt la maturité qui caractérise son cinéma d'aujourd'hui, La Ronde étant à ce titre un modèle de maîtrise et de sagacité, il faut croire qu'elle lui ôta tout sens de la catalyse, car le mouvement dans Le Plaisir est outrancier et touche à l'excès. Tout le film n'est que mouvement et paraît injustifié sinon dans ce magnifique plan qui voit le train partir à l'arrière-plan quand monsieur Gabin occupe le devant de la scène. C'est assurément de là que l'impression de lenteur évoquée auparavant tire sa quintessence, Ophüls multipliant les longs plan-séquences où rien n'est mis en scène si ce n'est le mouvement, encore et toujours. Passe encore s'il était source de narration, mais dans sa dernière oeuvre, je ne la vois pas. Si réduire l'agitation à l'évocation poétique et métaphysique de la vie, il n'est pourtant pas impossible de donner un sens narratif à celle-ci, à allier virtuosité, grâce, et acception, tout en conservant la sensualité qui caractérise la griffe de monsieur Ophüls. Souvenez-vous d'il y a dix ans, lorsqu'Orson Welles mettait en scène cette merveilleuse séquence de bal au début de La splendeur des Amberson. La scène dure onze minutes, et si l'on met de côté les raccords dans le plan, on ne compte en tout et pour tout que cinq plans. L'économie des plans a un sens que l'histoire et le cadre dramaturgique viennent ici justifier : Il y a deux couples sur la piste de danse, celui des adultes, et celui des enfants. La tension dramatique se situe au niveau du savoir de Tim Holt, nous faisant demander quand il va finir par comprendre que la personne dont il parle en mal est le père d'Anne Baxter, et plus la scène avance, plus l'on voit que chacun des deux couples est le miroir de l'autre. Ils viennent alternativement sur le devant de la scène, la profondeur de champ permettant de faire entrer une multitude de plans en rapport les uns avec les autres. Entre la fin du bal et le dernier moment où le profil obscur de Dolores Costello se met entre les deux jeunes gens, il n'y a qu'un plan et l'on voit bien que tout le mouvement spatial est construit par Welles pour figurer le temps qui passe : un couple adulte est en train de renaître à travers un couple plus jeune. Avec l'utilisation du plan-séquence et de la profondeur de champ, le fait de les fondre en un seul et de faire jouer le jeu des ombres et des lumières fait que l'espace cinématographique est en fait une profondeur de temps (Welles est d'ailleurs le premier à filmer du temps dans son écoulement, Citizen Kane comportant un plan dans lequel on voit la bouche de Kane après qu'il ait détruit une chambre de rage, il fait tomber une boule de neige, et dans la fluidité du mouvement s'en suit le premier flashback : on retrouve l'idée que l'espace s'avère être du temps). Welles creuse l'espace en nous intéressant à l'arrière-plan grâce au jeu d'ombre et de lumière, mais également grâce à un mouvement continuel et unique pour l'époque, la caméra étant souvent mobile, le mouvement du bal étant repris par celui de la caméra. Seulement ce genre de scène il y a de cela une décennie était toujours tourné de la même façon, l'habitude étant de tourner autour des danseurs, ce qui n'est ici guère le cas. J'admets que ma digression est un peu longue, mais elle n'en demeure pas moins intéressante lorsque l'on confronte le style de l'un et de l'autre : le style wellesien a d'envoûtant qu'il utilise tous les éléments formels dont le cinéaste dispose au service d'un sens, celui que la vie est une promesse de destruction. Monsieur Welles travaille avec le hors-champ car sa caméra étant tout le temps ondulante, le hors-champ finira par entrer dans le champ. Chez monsieur Ophüls, le sens fait défaut, car le mouvement ne sert qu'une idée un tantinet philosophique qu'il agrémente à toutes les histoires auxquelles il s'intéresse pour mettre en lumière un mouvement au service de l'amplitude, du vertige, de la vie. C'est avoir hélas une vision péjorative de l'art cinématographique qui a le potentiel pour explorer des horizons autrement plus lointains, Le Plaisir étant le reflet des frontières qu'Ophüls ne semblera jamais outrepasser : celle de s'intéresser bien moins à ce qu'il raconte qu'à la manière dont il le raconte. Un plaisir solitaire, en somme.
Kelemvor, mars 1952, journaliste en possession d'une DeLorean