Le Poirier sauvage n’est pas un film facile d’accès, ne serait-ce que par sa durée (3h08), mais également par son sujet âpre et son coté à la fois contemplatif et intellectuel. Mais s’il est exigeant pour le spectateur, qui doit rester concentré pour en percevoir toute la force et la subtilité, il n’en est pas moins passionnant, beau et poignant.
Qu’il est dur d’accomplir ses rêves dans la Turquie d’aujourd’hui ! Sinan, jeune diplômé, aimerait devenir écrivain, ou par défaut, il se contenterait d’être instituteur comme son père, bien que suivre les traces de son géniteur ne l’enchante guère. Mais même cette éventualité semble difficile d’accès. Comme le dit son ancienne camarade d’école pour qui il avait le béguin, "on croit que la vie est là… mais elle est hors de portée." . Du coup Sinan porte son spleen sur ses épaules, d’autant que son paternel, autrefois fier instituteur, maintenant proche de la retraite, est rongé par le vice du jeu qui ruine sa famille. Pour ne rien arranger, dans ses moments libres, il creuse depuis des années un puits sans fond à la recherche d'une eau hypothétique, comme s'il souhaitait creuser sa perte et celle des siens, ce qui provoque les moqueries du voisinage.
Sinan voudrait fuir sa ville natale et sa famille, sortir de sa condition de plouc sans le sou et vivre de sa plume. Mais pour cela, il faudrait qu’il trouve un financement pour publier son premier roman et quand on est comme lui solitaire, misanthrope, arrogant et sans relations ça n’a rien d’évident. Ce qui lui pend au nez, c’est de devenir comme son père, intelligent et beau parleur, certes, mais à moitié fou. Peut être que pour arriver à survivre dans la Turquie actuelle, la folie est la seule solution ?
Il y a du Dostoïevski ou du Tchekhov, dans ce dernier Nuri Bilge Ceylan, du souffle du lyrisme, mais aussi de la pesanteur, du terre à terre. Sinan aimerait s’élever au dessus de la médiocrité ambiante, mais on voit à sa démarche lourde et son regard las que rien ne lui sera facile. Le thème de la filiation est remarquablement traité : ses rapports avec son père, mélange d’attachement et de rejet sont un des points forts du film . Sinan est bien le fils de son père, qu’il le veuille ou non, tout comme une génération succède à la précédente, avec des acquis et un passif en héritage. La vie, comme le dit un protagoniste, est une course de relais ou les anciens transmettent le témoin aux plus jeunes. Et ce n’est pas toujours un cadeau...
D'ailleurs le portrait que dresse Ceylan de la société turque n'est pas réjouissant, avec une population rurale miséreuse, un clergé peu scrupuleux, profitant de la crédulité des fidèles, des femmes qui subissent des mariages arrangés et de jeunes diplômés qui entrent dans la police par facilité, plutôt que de faire ce qu'ils aimeraient vraiment. Bon, pour ce qui est de trouver sa place dans la société quand on est jeune, la Turquie n'est pas le seul pays où c'est difficile et c'est aussi pour ça que le film peut toucher : le décalage entre ce qu'on souhaite faire dans la vie et ce que l'on fait vraiment est un souci quasi universel et je ne parle même pas de vivre de sa passion ou de refaire le monde.
Sur la forme, le film est superbe, bien rythmé (le film est long mais pas lent) avec une belle photo, une mise en scène élégante, quelques ellipses temporelles bien senties et plusieurs visions subjectives marquantes. Il y a quelques très belles scènes : la rencontre entre Sinan et son ancienne amie, les dialogues émouvants avec sa mère et avec son père, ainsi que les discussions avec l’écrivain ou les imams. La nature est magnifiée, avec de splendides paysages, le brouillard et la neige, le vent dans les feuillages... La musique est également très belle et les acteurs excellents.
Avec ce Poirier sauvage, Ceylan réussit la synthèse entre réflexion intellectuelle et hommage à la nature, regard sociologique, philosophique et intime, dans un langage cinématographique de haute volée. A la fois intelligent et sensible, un grand film.