Nuri Bilge Ceylan fait partie sans aucun doute des plus grands romanciers philosophes de son temps, ayant finalement opté pour le cinéma: Dostoïevski, Tchekhov, Nietzsche, Camus (et bien d'autres certainement), conviés dans son œuvre où l'art du récit élevé à un très haut niveau tient une place fondamentale, viennent l'accompagner le long de ce chemin narratif et réflexif, témoignant ainsi par leur présence de la hauteur de la tâche que Ceylan s'est imposé.
Protéiforme et fragmentaire (et donc formellement moderne) mais avec une unité du discours (grâce au fil - ou plutôt corde – conducteur, Sinan), libre et parfois sauvage mais cohérent, critique (religion, politique, etc) et réaliste quoique rêveur, sagace et exigeant mais aussi simple comme l'eau qui coule: autant de qualificatifs seyant à son dernier film. Aussi: film du verbe, de la parole libérée (à l'inverse de Les climats) , jamais verbeuse mais riche de sens derrière l'apparent déluge de dialogues. Or, bien qu'un flot ininterrompu se déverse dès le début comme une cataracte et semble emprunter des ramifications diverses, il tend à se calmer, jusqu'à adopter le rythme majestueux et tranquille d'un fleuve qui se rassemble finalement. Si bien que les différentes scènes (comme autant de nouvelles ou de contes) forment un tout, un roman fleuve et un; que le discours trouve sa forme; que le film gagne en profondeur en même temps qu'en silence à mesure que Sinan mûrit et devient fable philosophique: apprécier le chemin pour lui-même plus que pour un but; ne pas juger, condamner l'autre car le destin peut se montrer vengeur et ironique; fuir le pessimisme d'une vie perçue comme absurde en lui donnant un sens; ne pas s'enfermer dans une vision romantique du monde en se lamentant et en s'isolant mais lutter, retrousser ses manches pour faire avancer les choses (ne serait-ce qu'une pierre qui ne cesse de tomber, renvoyant au mythe de Sisyphe) et attendre que l'arbre donne ses fruits.
Une admirable prouesse d'un des meilleurs cinéastes de l'actualité.
7,5/10