Il y a ceux qui croient que l’eau est là toute proche et qu’en creusant ils finiront par la trouver et il y a ceux qui en rient, qui se moquent et qui ont renoncé depuis longtemps à creuser ; il y a ceux qui écrivent sur les simples gens du coin et les autres qui écrivent sur les sujets vendeurs comme le grand attrait touristique de la région : le cheval de Troie ; il y a ceux qui se construisent eux-mêmes et ceux qui s’en remettent à d’autres pour guider leur vie ; il y a ceux qui parlent de « l’odeur de la terre, des agneaux, de la couleur des champs », et ceux « qui ne parlent que d’argent » ; il y a ceux qu’on appelle « fou » et les autres ; il y a les différents, les « spéciaux » et ceux qui sont dans la norme.
Les premiers, ce sont des poiriers sauvages, ce sont les « héros » de ce film :
- Parfois, certaines choses chez toi, chez moi et même grand-père me font penser à un poirier sauvage. Je sais pas, on est tous décalés, solitaires, difformes.
- Chacun a son tempérament. Il faut savoir l’aimer et l’accepter. Le fruit du poirier sauvage est difforme, comme tu dis. Et pourtant, je m’en fais parfois un délicieux petit-déjeuner.
Le poirier sauvage nous donne de suivre Sinan, un jeune homme qui a fini ses études et qui revient dans son milieu natal, tentant de faire publier un livre qu’il a écrit. Sinan est un poirier sauvage qui se dit misanthrope. Il déteste le lieu où il a vécu, il prend les autres de haut, il est en révolte contre tout y compris son père. Et puis, il y a ce père, un autre poirier sauvage, méprisé de tout le village parce qu’il ne correspond pas aux normes sociales et à ce qu’on attend d’un bon professeur d’école. Contrairement à son fils, le sourire quitte rarement ses lèvres et le rire jaillit facilement.
Le poirier sauvage est un film existentiel comportant de nombreux dialogues qui sont le plus souvent des dialogues de sourds. Dialogues qui débouchent sur l’incompréhension ou la violence ou qui se déroulent dans l’indifférence et ne débouchent sur rien. A travers ces rencontres, le film aborde diverses questions comme la condition féminine, le mariage, l’écriture, le sens de la vie, la religion, la liberté. Une séquence emblématique du film est celle de la rencontre de Sinan avec deux jeunes imams :
- Le bon sens est-il réservé au croyant ?
- Non, mais un croyant se juge selon des critères éthiques plus élevés, qui lui font ressentir une responsabilité accrue.
- c’est surtout qu’on lui dit qu’il doit la ressentir. Je ne veux pas d’une responsabilité clé en main. Personne n’est plus fiable que celui qui est seul avec sa conscience et son libre arbitre. Sa responsabilité, il ne la reçoit pas, il la construit. Et elle l’oblige à assumer les conséquences de ses actions.
Dialogue que l’on peut mettre en résonance avec ce monologue intérieur de Sinan regardant un camarade assis au loin au bord d’une étendue d’eau et dont il vient d'apprendre la séparation avec un amour de jeunesse :
Lorsque notre insignifiance nous est révélée, pourquoi nous mortifier au lieu d’y voir une illumination ? Nous engendrons nous-mêmes nos croyances. Ainsi, il nous faut croire en la séparation tout autant qu’en la beauté ou l’amour, s’y préparer. Car tout ce qui est beau est en proie à la rupture. Pourquoi alors ne pas prendre ces vicissitudes comme des désastres constructifs, nous aidant à percer notre propre mystère ?
Cette histoire prend place dans le magnifique écrin de la nature turque et ses diverses saisons : au milieu des arbres verdoyant agités par le vent, symbole de liberté tandis que Sinan parle avec la ravissante Hatice prisonnière de sa condition féminine : « mon cœur ça fait longtemps que je ne l’entends plus », ou au milieu des collines, des sentiers sinueux tandis que la pensée cherche son chemin, dans les paysages hivernaux couverts de neige quand les illusions commencent à s’effondrer.
Magnifique film sur l’existence humaine, magnifique portrait de personnes qui ne rentrent pas dans le moule, avec leurs richesses et leurs limites, portrait d’un jeune homme en lutte avec ce qu’il est, avec sa différence pressentie mais non encore acceptée, Le Poirier sauvage nous interroge durant trois heures sur la vie et son sens, sans apporter de réponses. Mais au final une question : ferons-nous partie de ces personnes qui continuent à creuser le sol à la recherche de l’eau quand tout le monde répète que cette eau n’existe pas ?