En remportant 7 Oscars dont celui du Meilleur film, le Pont de la rivière Kwaï fait partie de ces films d'une certaine époque qu'il faut voir absolument au moins une fois dans sa vie, car on n'en fait plus des comme ça. Considéré aujourd'hui comme un monument, c'est le genre de film qui savait allier parfaitement le côté superproduction spectaculaire aux aspects dramatiques d'une aventure de guerre.
Et pourtant, la genèse fut assez difficile, il a fallu toute l'énergie du producteur Sam Spiegel et celle du réalisateur David Lean pour parvenir à porter à l'écran cette adaptation du roman de Pierre Boulle dont c'est un peu l'autobiographie guerrière. Plusieurs acteurs n'ont pas cru au projet, à commencer par Cary Grant qui refusa le rôle de Shears, et même William Holden qui accepta de le remplacer, négocia un pourcentage sur les recettes. Charles Laughton aussi qui devait incarner le colonel Nicholson, refusa le rôle en déclarant ne pas comprendre le personnage ; Alec Guinness le refusa aussi 3 fois avant d'accepter, et même une fois engagé, il menaça de quitter le tournage qui s'éternisait depuis 3 mois dans la jungle de Ceylan (aujourd'hui Sri Lanka), ne parvenant pas à s'intéresser au personnage. Les 2 principaux scénaristes, victimes de la "liste noire", furent rayés du générique, laissant à Pierre Boulle l'unique paternité du scénario.
En dépit de tous ces déboires, le film obtint un succès considérable et fit taire de nombreuses mauvaises langues à Hollywood et en Angleterre. David Lean réussit à brosser une intéressante étude de caractères, notamment la personnalité du colonel Nicholson, cet officier obstiné et mégalomane, prêt à tout pour faire triompher ses conceptions de l'orgueil britannique. AlecGuinness incarne avec une indéniable vérité cet homme intraitable, prisonnier d'un rêve insensé, qui s'oppose au colonel Saïto, incarnation de l'officier japonais fidèle au code d'honneur du bushido, mais intraitable lui aussi sur la discipline et pour briser les volontés. Le rôle est remarquablement interprété par Sessue Hayakawa.
Grâce à ces 2 figures, le film n'est pas uniquement le récit d'une aventure guerrière pleine de périls, mais aussi la peinture incisive de 2 êtres humains complexes et déroutants qui représentent 2 civilisations qui s'opposent, avec leurs coutumes, leurs croyances et les perversions de ces croyances. Pour Saïto, les Anglais sont méprisables parce qu'ils n'éprouvent pas la honte d'être vaincus ; pour Nicholson, seules comptent l'endurance et la supériorité morale sur celle des barbares. Pour Shears l'Américain, la guerre est une affaire de survie, dépourvue de toute dimension héroïque où le plus fort l'emporte. Ces nuances ont beaucoup apporté pour l'image du film de guerre qui avait précédé et où les contours des ennemis étaient à peine esquissés.
Quant au fameux pont, il fut construit en pleine jungle par des centaines de coolies cinghalais pendant 8 mois, aidés de 20 éléphants. Pour le détruire, il a suffi de 1000 kilos de dynamite et de 30 secondes. Il est vrai que cette séquence finale tant attendue par le public anxieux, constitue le clou du film même si elle est très courte.
On retient aussi le thème musical constitué des chants et sifflets anglais qui a fait le tour du monde et qui reste à vie dans l'oreille.
Le Pont de la rivière Kwaï est donc le premier film-spectacle d'une série chez David Lean (qui sera suivi par Lawrence d'Arabie ou le Docteur Jivago), qui va redorer le blason d'un cinéma fortement concurrencé par la télévision à l'époque, mais surtout la preuve qu'il est possible de réaliser des films spectaculaires et intelligents dont tous les composants sont également soignés.