Beaucoup se demandaient si Bridge of Spies serait un film des Coen réalisé par Spielberg ou un film de Spielberg écrit par les Coen. Et bien sûr il y a un certain plaisir à observer les signes, à chercher qui impose davantage sa griffe, ou si la greffe de ces deux cinémas prend, autrement dit s'il y a une rencontre, un apport et la naissance d'autre chose. Difficile de vraiment arbitrer ce match mais pour faire court on peut dire que les Coen prennent le premier round (la première heure, toute en dialogues piquants et personnages secondaires remarquables, le plan d'ouverture est indiscutablement une image sortie des Coen...). Quand le combat se durcit, qu'on sort ses tripes et qu'on en vient à l'essentiel, Spielberg prend les commandes (la deuxième heure à partir de Berlin, la partie émotionnelle appartient forcément à Spielberg, musique tonitruante, mise en scène plus sobre qui se veut aussi plus grave).


Bridge of Spies, quelques semaines après The Martian est pourtant symptomatique d'autre chose de peut-être plus captivant : le retour d'un cinéma hollywoodien à l'optimisme béat, d'une forme de naïveté perdue. Spielberg est, on le sait, le cinéaste de l'enfance, des rêves impossibles. Mais ses films s'étaient souvent noircis avec les années (Minority Report, La guerre des mondes). L'Amérique d'aujourd'hui, celle de la crise économique, d'une interminable guerre en Irak, cette Amérique veut le Spielberg des rêves, demande qu'on la fasse rêver à nouveau, le cynisme cool des années 1990 et 2000 ne lui est plus supportable.


L'idée est donc de ressortir des placards l'anti-dépressif ultime : Frank "La vie est belle" Capra. L'homme qui a su faire sourire l'Amérique en plein krach boursier et grande dépression, l'homme à l'optimisme contagieux. Donc on applique en partie sa recette, Spielberg brandit la constitution américaine comme étendard, et nous montre un homme plus fort que le système : ce sera Tom Hanks, jamais pris en défaut d'honnêteté (ce qu'on a vu de plus droit depuis James Stewart). Le geste est beau : un grand film sincère, très premier degré, moins fanfarron, avec un vrai gentil qui a un coeur gros comme ça, dans ce monde de brutes, mais en 2015, comme si l'Amérique avait réappris l'importance de ces valeurs à l'aune de ses difficultés.


L'Irak joue en filigrane le même rôle que chez Ridley Scott, où il s'agit de ramener un homme perdu, parti en mission pour son pays. Ici on échange un américain pour un russe, mais l'idée est toujours de sauver un exilé (un soldat américain condamné) avec cette devise qui revient dans les deux films : "un homme vaut tous les sacrifices du monde".


Un film de circonstances donc, parfaitement manufacturé, produit à oscar mais un peu plus que ça, comme un médicament technicolor. Un peu trop moralisateur, un peu trop bien pensant, mais sans doute nécessaire.

bilouaustria
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le 8 déc. 2015

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bilouaustria

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