L’histoire du cinéma français ne se limite pas à une poignée de réalisateurs. La Nouvelle Vague semble être le point actuel de la découverte du cinéma français, auprès de ceux désespérés par son statut actuel. S’y limiter est la première des erreurs. Le meilleur moyen de découvrir ce cinéma est de se référer aux grands noms qui ont forgé, ce qui était alors, une fierté patrimoniale. L’un des plus bourrus et appréciés est sans conteste Jean Gabin. Souvent associé aux projets de Michel Audiard, ils vont ensemble marquer toute une époque du cinéma. Mais là où on connait Jean Gabin, révélé avec Le Quai des Brumes, pour Le Clan des Siciliens ou La Traversée de Paris, sa collaboration répétée avec Henri Verneuil trouve son premier point avec un thriller politique, adapté du roman de Georges Simenon : Le Président.
AVANT-PROPOS SUR UN FILM DESTINÉ À ÊTRE ACCLAMÉ
Avant de s’attaquer au film en lui-même, il est bon de rappeler qu’il s’agissait d’un projet soutenu et libre, de quoi surprendre les spectateurs d’aujourd’hui. Deux ans avant la sortie du film, Henri Verneuil a signé son dernier film aux côtés de son acteur fétiche, Fernandel, avec La Vache et le Prisonnier. Ce film connaît un succès tel que la société américaine MGM (Metro Goldwyn Mayer) – dans une situation assez mauvaise à l’époque – porte tous ses espoirs sur le réalisateur français. Elle signe un contrat pour trois films liant Henri Verneuil à la réalisation, Michel Audiard aux dialogues, et Jean Gabin dans le rôle principal. La société est un soutien financier conséquent, risquant le tout pour le tout.
Pour ces trois films commandés, la société s’assure d’attirer les foules en adaptant des romans d’auteurs contemporains à succès. Un Singe en hiver est une adaptation du roman d’Antoine Blondin, Mélodie en sous-sol est celle de The Big Grab de John Trinian, mais le premier est une adaptation du roman de l’écrivain belge, Georges Simenon, créateur du célèbre détective Maigret. On ne présente plus Georges Simenon. Adoré du grand public, apprécié des littéraires, il parvenait à être un écrivain de profession, tout en cultivant un intérêt littéraire dans ses romans populaires, comme ceux plus engagés et réfléchis.
POLITIQUEMENT VRAI, SATIRIQUEMENT FORT
Aussi chanceux le projet est-il de trouver ses moyens et d’engager les grands talents du cinéma français, Le Président est pourtant un film à risques. Le sujet politique est un débat constant, virulent, dans tous les domaines. Le cinéma s’est rarement emparé du sujet, et plus encore le cinéma français. C’est là l’une des grandes qualités du film, et connue des trois compères (Verneuil, Audiard et Gabin), à savoir : mettre les pieds dans le plat. Le Président raconte l’histoire d’Emile Beaufort (Jean Gabin). Ancien Président du Conseil et profondément voué à la nation, il vit reclus dans sa propriété, en marge de la vie politique, mais la surveillant attentivement. Il dicte ses mémoires. Le film nous entraîne dans le ressassement d’un souvenir interdit d’Emile, alors qu’il devait prendre une décision difficile, mais nécessaire. Ce souvenir interagira avec le présent, en soutenant un duel continu entre Emile et Philippe Chalamon (Bernard Blier), un jeune homme destiné à une carrière politique, symbolisant la nouvelle génération.
Le scénario se concentre sur le personnage d’Emile Beaufort. Il en devient un être crédible, attisant la passion, sur lequel repose la crédibilité de cette vie politique fictive, et un scénario ne suivant qu’une progression à sens unique, et ne comptant que sur quelques rebondissements. Il n’empêche pas pour autant au film d’être profondément captivant. Le Président nous rappelle que l’intérêt d’un film, et notre immersion, ne repose pas que sur des procédés éléments scénaristiques concrets. L’immersion se fait par la focalisation sur le personnage d’Emile, mettant en avant les dialogues cinglants de Michel Audiard, soutenus par le jeu fabuleux de Jean Gabin.
LES 577 VÉRITÉS
La Président est un film intemporel, à réflexion politique et d’une grande littérarité. Emile est un homme du peuple. Sorti de la grande guerre, il se lance dans la politique. Doté d’un bon sens à toute épreuve, il se dévoue à la nation, et manipule à sa manière les opportunistes et les carriéristes à grands coups de franchise. Emile en devient un personnage politique crédible, idéal à nos yeux. Honnête et soucieux du bien commun, Emile Beaufort incarne la République utopique, à son image : belle et forte.
Cette vision utopique est mise à mal. Comme si elle sortait d’un projet capable de régler les maux du pays, la vision d’Emile est entravée par les familles politiques protégeant leurs intérêts personnels au lieu de ceux de la nation. C’est lors d’une scène, et d’un monologue cinglant, qu’il dénonce ce comportement, et expose les vérités de chacun aux yeux de tous. Avec humour et virulence, Michel Audiard signe un monologue puissant, mémorable, aux inspirations diverses, porté à voix haute par un Jean Gabin à l’allure Hugolienne, dressé seul, contre tous.
« Il y a des patrons de gauche. Il y a aussi des poissons volants, mais qui ne constituent pas la majorité du genre. »
La dimension politique est, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, est amplifiée dans cette adaptation. Michel Audiard multiplie les opportunités pour dénoncer, et appliquer son art de la répartie. C’est à travers son statut d’adaptation que le film est réduit. De par sa comparaison au roman, on lui reproche de ne pas s’attacher à l’écriture mélancolique d’Emile Beaufort, et de modifier sa fin. Ce serait mal comprendre la notion d’adaptation. Qui plus est, lorsqu’elle engage une réflexion politique. Henri Verneuil et Michel Audiard s’appuient sur des figures politiques réelles. Ils associent l’homme commun, à l’élite de la nation, faisant de son parcours une chance provoquée. Les modifications apportées permettent au personnage d’Emile Beaufort d’atteindre cette image d’entité politique, de monstre craint de tous les prochains élus, d’espoir fictif pour le peuple-spectateur.
Le film ne se cache pas derrière un personnage apolitique. L’engagement est craint de tous aujourd’hui. Le Président expose un idéal entre-deux, soutenant son propos culte, contre les familles politiques. Emile Beaufort se présente dès sa première apparition comme un « anarchiste […] conservateur ». Son individualisme ouvre les portes à un regard neuf du spectateur sur le paysage politique. C’est ce qui fait l’intemporalité du film. Henri Verneuil filme Jean Gabin comme une force crainte de ses collègues, surplombant les lieux où il entre. Cet objectif pointé sur le personnage dénote avec son statut, dans le présent, de vieillard affaibli et isolé. Il n’est qu’un homme, et n’a de cesse de le montrer, qu’il sait d’où il vient, où il va, et par quel chemin il passe. Blâmer Le Président pour une éventuelle lecture populiste est alors bien mal venue. Cette idée reçue est injustifiée, et aurait brisé le roc qu’incarne Jean Gabin. Ce film dresse une critique politique satyrique, par ce personnage idéal face à des figures politiques caricaturales, conciliant toute vision politique atour de la notion du bien commun.
« On est gouvernés par des lascars qui fixent le prix de la betterave
et qui ne sauraient pas faire pousser des radis. »
L’idée de film politique est rarissime, souvent associé à une lecture de propagande ou de parodie extrême. Le Président s’en démarque par sa carrure, ses dialogues salés, à l’humour dénonciateur. Engagé et utopique, il est un chef d’oeuvre du cinéma français. Il tire son intemporalité de son genre, dans lequel il excelle par le regard porté sur la politique générale. Car il en présente des craintes toujours d’actualité : l’Europe, la comparaison et les collaborations France/USA, le comportement carriériste général et bien d’autres.