Un tribunal dans le désert, un grillage dans la mémoire. Nous parlerons ici de quatre films, disséminés entre 1957 et 1972. Nous parlerons de quatre films qui, en plus de partager leur réalisateur, partagent également une similitude implacable : Twelve Angry Man, The Hill, The Pawnbroker et The Offence sont avant tout des œuvres se complaisant (avec déléctation) à enfermer leurs protagonistes dans le tunnel d’une fiction sans issue, qui, à force de priver le spectateur d’oxygène et ses personnages d’espace, quitterait presque son carcan trop évident de fiction pour atteindre la force brute du témoignage d’un témoin oculaire, présent au déroulement des faits objectifs.
Autrement dit, le talent déployé par Sidney Lumet pour enfermer tout le monde ne semble pas né des longues heures de réflexion d’un scénariste, mais des entrailles mystérieuses d’une sorte de conscience universelle de l’absence d’espace, d’une sensibilité créatrice maladive et géniale, auto-productrice au point de presque détruire la fiction, tout en utilisant ses ficelles les plus efficaces.
Jamais nous n’oublions qu’il s’agit d’une fiction, bien entendu. Mais jamais non plus l’enfermement, autant celui contemplé que celui ressenti, n’a semblé aussi palpable. Il crie comme un animal qui, fatigué d’être trop étranglé, s’extirperait de la fiction pour dire « J’existe ! Et me voilà présent pour vous enfermer avec moi.»
Bien que cette puissance se dégage des quatre films cités ci-dessus, là ou la différence devient perceptible, c’est précisément à travers les différentes manières dont les ficelles de la fiction sont tirées. Nous avons donc affaire à une unicité protéiforme, qui se nourrit, film après film, de toute les potentialités stylistiques envisageables pour restreindre toujours un peu plus l’espace vital commun que partagent spectateurs et personnages ; et ce toujours de la manière la plus cruelle possible.
Une des qualités incontestables de Sidney Lumet est cette grande intelligence dans les variations du traitement de l’enfermement selon les conditions géographiques, sociologiques ou historico-personnelles que la thématique de chaque film contraint à traiter.
Que mes paroles sur l’unicité ne soient pas comprises à l’envers : nous avons bel et bien affaire à quatre films particulièrement différents dans leur traitement esthétique, le mouvement (ou non mouvement) de caméra, étant toujours, chez Lumet, étroitement lié aux potentialités exploitables des divers lieux ou se déroulera l’action. Optimisation absolue et constante du décor en vue d’un enfermement psychologique commun, et peu importe le décor.
Car oui, le désert Lybien ou les soldats punis s’épuisent à la tache, la salle de Tribunal ou se réunissent les jurés pour délibérer, la pièce exiguë ou Sean Connery interroge son étrange double psychopathe et le bureau de change ou un vieil homme apathique et froid travaille chaque jour, bien que totalement différents d’un point de vue architectural, et donc menant naturellement à des mises en scènes divergentes, partagent la même tension.
Cette tension prends cependant des formes diverses :
D’abord, dans The Hill, celle de l’inévitable présent : « Survivrons nous à cette épreuve, y aura-t-il encore un monde après nous ? »
Dans The Pawnbroker, celle de cette tension mémorielle, résidu d’un invivable passé : « Vais-je hair toute ma vie d’avoir, dans ma haine et ma peur, été un jour enfermé ? »
Dans The Offence, celle de la peur de ne pas valoir mieux que l’infâmie que l’on désire de tout cœur, enfermer : « Suis-je en train d’insister pour l’enfermer lui, ou m’enfermer moi ? »
Enfin, dans Twelve Angry Man apparaissent des hommes enfermés dans la plus terrible des interrogations, et la tension atteint l’intensité de l’enjeu : « Le choix que nous devons faire doit être le seul valable, le seul possible, la seule vérité. Nous n’avons pas droit à l’erreur». Un enfermement de la vérité, donc tout en sobriété, mais à l’issue joyeuse : la « vérité » finissant triomphante, là ou, sur la colline, une caméra lyrique se promène avec allégresse parmi des hommes ayant perdu tout espoir. La ou, dans le bureau de change, le grillage séparant l’homme de ses clients se transforme en barbelés concentrationnaires, provoquant d’étranges intrusions picturales d’un autre temps, venant contraster avec la constance efficace du champ contre champ perpétuel. Et enfin, la ou, dans la salle d’interrogatoire, de larges et longs plan fixes viennent s’opposer aux brèves intrusions au plus près du visage rougissant d’un Sean Connery rongé par la haine, et le doute face à cette haine.
Sidney Lumet fera bouger, parfois, sa caméra devant vous. Mais si vous attendez quelconque libération dans ce souffle, dans ce lyrisme ; si vous envisagez sérieusement la perspective d’une porte de sortie pour vous et ces étranges personnages subitement sortis de leur manteau fictionnel : Bravo, vous perdrez la bataille, et nous serons enfermés ensemble. Enfermés ensembles, parfaitement consentants, tant le spectacle de la fiction émancipée est beau à voir, quelle que puisse être sa cruauté.