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- « Sachez quelle est votre place, femme !
- Je sais quelle est ma place, votre honneur. »
C’est par une telle invective qu’un juge religieux, légalement investi des affaires judiciaires familiales en Israël, peut aujourd’hui se permettre de sermonner une épouse au sein de son tribunal, lorsque celle-ci laisse apparaître quelques signes d’agacement face à l’inertie d’une procédure de divorce entamée il y a plusieurs années, et à laquelle elle n’entrevoit aucune porte de sortie. Cet échange fictionnel tiré du film "Guett ou Le Procès de Viviane Amsalem" (גט - המשפט של ויויאן אמסלם) traduit une réalité vécue par des milliers d’épouses qui, malgré leurs demandes infructueuses d'obtention du divorce religieux (le guett), se retrouvent « enchaînées » contre leur gré à leur mari, par le fait de coutumes religieuses.
Guett - Le Procès de Viviane Amsallem est un long métrage fictionnel de 115 minutes, qui raconte le combat d’une épouse malheureuse pour obtenir son divorce devant un tribunal religieux rabbinique (beit din). Le film est rattaché au genre du drame judiciaire, tout en étant qualifié d’art et d’essai (film d’auteur) par le CNC. Après qu’il soit sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes, Guett obtient notamment la récompense du meilleur film en langue étrangère à l’édition de 2015 du Golden globes. La coproduction est franco-germano-israéliennes, avec le concours notable de Canal+ et d’Arte. Si l’équipe technique de tournage est franco-israélienne, la fratrie des cinéastes qui l’écrivent provient d’une famille israélienne d’origine juive marocaine, comme les personnages principaux du film : le réalisateur Shlomi Elkabetz, né en 1972, est en effet le frère cadet de Ronit (1964-2016), qui cumule la casquette de co-réalisatrice et celle du rôle principal avec le personnage de Viviane.
Guett est conçu comme le dernier volet d’une trilogie de films réalisés par Shlomi Elkabetz. Cette trilogie a pour thématique centrale les difficiles relations intrafamiliales et conjugales en Israël, que ce soit avec Prendre femme (2005), qui narre le quotidien d’une épouse retenue par les strictes obligations de son foyer et en quête d’émancipation extra-conjugale, librement inspirée de leur propre mère et de leur milieu social d’origine, ou Les sept jours (2008), cette fois centré sur les relations fraternelles face à un deuil, et dans lequel apparaît déjà le personnage de Viviane, toujours interprété par Ronit Elkabetz, et déjà séparée de son mari.
Les rapports fusionnels des frère et sœur Elkabetz se traduisent tout récemment encore au cinéma avec la sortie en 2022 de Cahiers Noirs, documentaire de Shlomi en hommage à Ronit, représentée dans son quotidien de manière posthume. Comme l’affirment les deux cinéastes, la majorité de ces projets ont été conçus à Paris, après que Ronit a décidé de s’y installer en 2000, laissant alors courageusement de côté la carrière de vedette qu’elle commençait alors en Israël pour une insertion professionnelle sans facilité en France ; elle commence par un emploi de femme de ménage au théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, avant de (ré)obtenir progressivement sa notoriété, à force de travail acharné. C’est dans ce cadre qu’elle rencontre le prolifique acteur français d’origine arménienne Simon Abkarian, qui interprète toujours un rôle de mari rigide dans la trilogie, Elisha Amsalem dans Guett. L’acteur israélien Sasson Gabaï, déjà présent dans La Visite de la Fanfare et Le Cochon de Gaza, joue Shimon Amsalem, le frère d’Elisha, un rabbin autoproclamé en charge de la défense de son frère, tandis que l’avocat zélé de Viviane, Carmel Ben Tovim, est interprété par l’acteur Menashe Noy, révélé par sa participation à des séries policières en Israël.
Si les dialogues entre ces différents acteurs sont éloquents, c’est parce que la mise en scène oppose avec tension leurs prétentions respectives dans le cadre de ce difficile procès pour divorce qu’aborde le film Guett. Derrière ces échanges captivants, l’on nous dépeint une fresque passionnante questionnant les valeurs israéliennes, et la place que cette société accorde à la femme et aux unions maritales, entre tradition et modernité. Pour cela, les réalisateurs n’hésitent pas à mobiliser de nombreux personnages secondaires en qualité de témoins judiciaires : la multiplication de ces points de vue dresse un épais panel de la conception des Israéliens de la vie de couple. Au sein de ce prétoire, chacun est constamment amenés à juger l’autre, et en particulier Viviane Amsalem, dont on oublie parfois même la - simple - requête initiale. En cela, ce film constitue bel et bien une attaque frontale envers les institutions religieuses.
Se dégage une problématique : entre fiction et réalité, comment l’inéquitable procédure d’obtention du guett entre un mari et son épouse peut-elle conduire à une critique des institutions religieuses israéliennes ?
Nous répondrons à ce questionnement en disséquant d’abord Le Procès de Viviane Amsalem et sa mise en scène des dérives de la justice rabbinique, puis en élargissant ce champ à l’étude des règles matrimoniales pour divorcer en Israël, avec les contournements qu’y apportent leurs détracteurs.
I. Le Procès de Viviane Amsalem, une œuvre cinématographique mettant en scène une dérive de la justice rabbinique statuant sur le guett
A/ Un scénario de plein contentieux
L’un des grandes forces de Guett est de nous projeter pendant près de deux heures dans l’intensité d’une procédure de divorce, où les protagonistes amenés à la confrontation s’invectivent et se défendent à la force des mots. En résultent de brillantes et incessantes joutes oratoires, qui mènent progressivement les protagonistes dans leurs plus intimes retranchements.
À cinquante ans passés, Viviane Amsalem est une femme malheureuse de son mariage avec Elisha Amsalem. Elle se sent astreinte à un mode de vie respectueux des traditions qu’elle ne partage pas, elle la belle coiffeuse aspirant à la liberté que pourrait lui offrir la société moderne israélienne. Si Viviane déclare avoir réfléchi au divorce dès sa contraction à l’âge de quinze ans d’un mariage juif religieux avec Elisha, elle envisage sérieusement cette option depuis une quinzaine d’années. Lorsqu’elle décide enfin d’entamer une demande judiciaire de divorce devant un beit din israélien, elle ignore encore que son procès va durer cinq ans, et la pousser aux confins du supportable. Elisha refuse d’emblée d’accorder le divorce à Viviane, le plein consentement du mari étant nécessaire au guett selon la halakha, la loi juive appliquée par les rabbins-juges, dits dayanim. Monsieur Amsalem se dit prêt à « récupérer sa femme » et à l’accueillir à nouveau au sein du foyer familial, dans lequel vit encore le plus jeune de leurs trois enfants, auquel Viviane prépare toujours ses repas, malgré leur éloignement géographique.
En effet, le couple ne fait plus vie commune depuis trois ans, car les époux ne peuvent se supporter. Pour déterminer la légitimité de la requête de Viviane, les dayanim vont s’enquérir d’éventuelles fautes maritales d’Elisha. Les rabbins-juges ne comprennent pas que Viviane veuille divorcer alors que son mari n’est ni physiquement violent, ni menaçant ou infidèle, et qu’il veille à subvenir à ses besoins alimentaires. Pour les dayanim, la seule absence d’amour réciproque n’est pas un motif valable à la dissolution d’un « foyer juif ». Ainsi, en l’absence de faute maritale constatée ou déclarée d’Elisha, on ordonne donc à Viviane de retourner vivre au domicile conjugal. Cette décision suscite l’irritation de l’avocat de la demanderesse, Carmel Ben Tovim, qui porte la voix muette de sa cliente humiliée.
À partir de la troisième audience de l’affaire, monsieur Amsalem va montrer des absences régulières aux convocations du tribunal : ce refus de collaboration crée une situation de blocage. Viviane s’étant pendant trois mois acquittée de l’injonction à rejoindre le foyer familial, elle vient faire part de l’échec de cette tentative : les époux ne s’adressent pas la parole au quotidien, leur vie commune est invivable. L’absence suivante d’Elisha à une convocation en audience est finalement interprétée par les dayanim comme une provocation sourde à l’égard de Viviane. Le dayan président ordonne alors enfin des mesures coercitives à l’égard du mari, tels un retrait de permis de conduire ou le gel de ses avoirs bancaires. Cette contrainte porte ses fruits, et Elisha se porte défenseur au procès avec pour avocat son frère Shimon, un rabbin.
Selon la partie défenderesse, c’est le hiatus entre l’orthopraxie pieuse d’Elisha et le moindre respect des mitsvot par Viviane qui serait à la source de la mésentente du couple, ainsi que du refus délibéré de l’épouse à s’offrir au cadre de vie avantageux que son mari lui propose. Pour toute avancée des négociations, le défendeur demande que son épouse lui demande pardon pour toutes les concessions qu’il a dû faire au bénéfice de sa femme dans leur vie. Au contraire, la partie demanderesse évoque un refus d’Elisha à faire des concessions sur les centres d’intérêts plus légers de sa femme, parfois contraires à la casherout, comme le fait de sortir au cinéma durant shabbat, ou de boire des cafés-crèmes au bar. Par ailleurs, Viviane finit par avouer les mauvais traitements et le dénigrement constant que lui faisait subir sa belle-mère, dont l’encombrante présence lui était imposée de nombreuses années par Elisha, à leur propre domicile conjugal.
Pour éclaircir et départager ces allégations, les rabbins-juges convoquent l’expertise de témoins proches du couple. Ils cherchent davantage par là à se renseigner sur l’éthique et la moralité des deux époux que sur leurs volontés respectives. S’enchaînent ainsi les interrogatoires du frère de Viviane, qui regrette que les époux ne s’entendent pas, allant jusqu’à louer les atouts et le bon statut d’Elisha, que sa sœur aurait dû savoir apprécier. Puis, des amies de Viviane, qui reconnaissent le caractère « spécial » d’Elisha, et dont le caractère bien trempé voire exalté contraste avec la triste apathie de la demanderesse. Ensuite, les époux Aboukassis, voisins des Amsalem, qui tentent de minorer les violentes et récurrentes disputes conjugales des Amsalem, faites de cris et de pleurs dissimulés, malheureusement semblables aux leurs. Malgré elle, madame Aboukassis en dit finalement davantage sur sa propre situation de vulnérabilité et de dépendance à l’égard de son mari, que sur le bien-fondé de la requête initiale d’obtention du guett de Viviane, un temps oubliée. Enfin, un fidèle de la synagogue fréquentée par Elisha, qui finit par révéler en sous-main le caractère hautement rancunier du mari, celui-ci n’ayant toujours pas pardonné à un fidèle l’un de leur léger désaccord datant d’il y a quinze ans. De plus, ce témoin, imité ensuite par Shimon Amsalem, laisse planer le soupçon menaçant - mais invérifiable - de la fréquentation d’un homme par Viviane, potentiellement son propre avocat Carmel, pendant la procédure de guett. La simple évocation de cette hypothèse semble scandaleuse, car la faute d’adultère menace toujours une épouse durant cette période intermédiaire s’éternisant.
Après de nombreuses audiences harassantes, le beit din ne peut que constater l’impossibilité du couple à se reformer, et ordonne à Elisha d’accorder le guett à sa femme, sans pour autant l’y forcer. En sortant d’un court séjour d’incarcération qui le punit d’une nouvelle absence délibérée aux convocations du tribunal, le mari semble enfin prêt à accorder le divorce à cette femme, dont il percevait l’union comme une punition mutuelle fatidique et irrévocable. Mais l’incroyable obstination d’Elisha persiste encore lorsque le traditionnel guett lui impose d’exprimer une phrase rituelle qui devrait permettre à Viviane d’être permise à tout homme, ce qui provoque une tragique crise d’hystérie de l’épouse « enchaînée », que l’on évacue de force du tribunal.
Finalement, au bout de cinq ans de procédure, soumise à de nombreux interrogatoires difficiles, sa parole constamment remise en doute et bien souvent en position d’accusée, Viviane obtient l’accord de son mari à la dissolution du mariage, en l’échange d’une concession : la promesse tacite que Viviane ne partagera désormais plus jamais sa vie avec un autre homme. Nul ne sait si elle entend désormais respecter dans sa nouvelle vie ce serment pris sous la contrainte.
B/ Une métaphore de l’enfermement féminin omniprésente
Si le scénario se veut déjà la démonstration d’une situation judiciaire inique faisant souffrir les parties au procès, et particulièrement Viviane Amsalem, les réalisateurs ont pris soin d’accompagner le récit d’éléments techniques de mise en scène. Ces éléments, souvent composés de détails visuels subtils, sont tout aussi révélateurs que le scénario des tensions inhérente à cette situation d’impasse judiciaire.
Ces choix comprennent évidemment celui d’un tournage exclusivement en huis-clos, dans un une salle de tribunal exigue et austère avec ses murs nus, sans décorations qui puisse accrocher le regard, si ce n’est un symbole de menorah placé devant l’estrade des rabbins-juges. Le huis-clos implique que l’on se resserre sur une dizaine de personnes tout au plus : les époux, les juges, les avocats de parties, le greffier, les témoins, auxquels on peut exhaustivement ajouter les autres justiciables patientant pour leur propre affaire dans la salle d’attente. Cette économie de décors et de personnages peut s’expliquer par une volonté de réalisme, celui de nous plonger au cœur de la routine d’un prétoire israélien assez banal et sans grande prétention, probablement en périphérie voire en « province » vis-à-vis de grandes villes comme Tel Aviv et Jérusalem, là où se règlent les contentieux d’une population souvent modeste. C’est dans un tel cadre qu’ont grandi les enfants Elkabetz, provenant d’un quartier populaire de Beer Sheva, ville nouvelle dans lesquels sont logés les immigrés séfarades et mizrahim de l’après-décolonisation. Les parents Elkabetz avaient en effet effectué leur aliyah depuis Maroc récemment indépendant dans les années 1960. Cependant, si l’on peut dans ce récit des similitudes avec le parcours de la famille Elkabetz, celui-ci ne saurait être exact, comme l’énonce Shlomi : « Nous ne réalisons pas du cinéma biographique, mais du cinéma personnel ».
Par ailleurs, des décors neutres et épurés ainsi qu’une quasi-absence de figurants permettent de nous focaliser sans éparpillement sur les protagonistes cinématographiquement auscultés, et sur leurs dialogues. Dans cette optique, Ronit Elkabetz raconte qu’il était initialement prévu de tourner ce drame en noir et blanc, afin que même les couleurs ne distraient pas le spectateur, et le plongent dans une atmosphère visuellement - et métaphoriquement - manichéenne. Mais cette option lui a été déconseillée, dans la mesure où le public occidental aurait alors du mal à croire en l’existence réelle et actuelle d’une procédure judiciaire si défavorable à la femme, qui plus est dans un pays se revendiquant comme seule démocratie respectueuse de l’État de droit au Moyen-Orient.
La mise en scène de Guett est également singulière par ses plans intégralement filmés en caméra subjective, c’est-à-dire où l’on représente à l’écran le point de vue visuel d’une seule personne à la fois, comme si cette caméra correspondait à ses propres yeux. Par application, lors du commencement du film, notre regard se fond dans celui de Viviane, qui observe essentiellement de manière latérale son environnement dans la salle, afin d’éviter de croiser le regard intimidant des dayanim, qui parlent en face d’elle et la surplombent. Au fur et à mesure du procès, avec l’échauffement des cœurs et les débordements de parole de chacun, l’échange de ces points de vue devient plus rapide, cinglant, et incluent davantage les dayanim. Leur présence dans le cadre les humanise et les rend moins omnipotents : la subjectivité des juges accuse la partialité du procès. Lors d’une interview, les réalisateurs Elkabetz expliquent que ce choix de caméra subjective est parti de leur désir de représenter la confrontation rhétorique des parties et témoins par la métaphore d’un échange de balles sur un terrain de tennis entre ses joueurs. Ils ont alors imaginé que cette représentation serait plus éloquente en multipliant les points de vue subjectifs des protagonistes, plutôt que de choisir arbitrairement un angle de vue « objectif » et externe. Le but étant que le spectateur puisse se faire son propre point de vue par lui-même, après l’addition de toutes ces visions individuelles, dont les réalisateurs voulaient qu’elles soient comme « le miroir du drame ».
Un autre parti pris notable du film est celui de plans constamment fixes, probablement ici dans une perspective de sévère sobriété, à l’instar du choix précédemment commenté de décors épurés. Mais l’immobilité des plans filmés par la caméra peut également signifier l’enfermement psychologique du personnage qu’elle représente. Un personnage rigidifié, dans les carcans des exigences de bienséance et de contenance, qui valent un bon statut social. De cette contenance, la caméra ne s’en débarrasse qu’à la toute fin du film, en devenant pour la première fois mobile lorsque madame Amsalem s’apprête à véritablement obtenir avec solennité son guett si longtemps espéré. C’est alors que sur fond de musique symphonique poignante revenant pour la 3e fois, le regard subjectif de Viviane observe ses pas marchant dans les couloirs du tribunal. La trajectoire fluide de Viviane n’a que faire de respecter les lignes orthogonales du sol carrelé, elle dépasse leur cadre tracé au sol, cadre qui symbolise les conventions parfois archaïques qu’elle a combattues durant ces cinq années de procès, lui permettant de s’affirmer individuellement. De la même manière, ce n’est qu’une fois la certitude pour Viviane qu’elle obtiendra le guett que le film se permet quelques premières images du monde extérieur, par le biais d’une fenêtre du tribunal : une nouvelle vie de liberté attend enfin l’héroïne victime de ce drame.
Car de nombreux signes présents tout au long du film témoignent de la subordination de cette femme envers un environnement judiciaire lui étant onthologiquement défavorable. Viviane affiche une beauté sombre, sans fards, qui attire et la démarque des hommes qui l’entourent. Car il n’est pas anecdotique que des hommes soient exclusivement appelés pour décider du sort de cette femme, qu’ils soient juges, avocats ou mari. Dans ces trois religions abrahamiques, le pouvoir patriarcal domine, et les prêtres sont quasi exclusivement des hommes portant des opinions conservatrices sur des sujets de société, comme l’avortement ou l’homosexualité. Ainsi, les règles religieuses ont globalement été créées par des hommes, et sont appliquées par des hommes.
Cette domination masculine, qualifiée par certains de patriarcale et frôlant parfois la misogynie, est omniprésente et la plupart du temps inconsciente. Elle se manifeste lorsque le dayan président du tribunal propose un verre d’eau à Viviane pour calmer ses prétentions, alors même que la demanderesse lui avait dit ne pas avoir soif : comme si ce juge savait mieux qu’elle ce qui lui était bénéfique, et qu’il voulait la calmer d’une hystérie irrationnelle supposée. Ou encore lorsque Carmel Ben Tovim, déployant une sincère et dévorante énergie durant toute la procédure pour défendre sa cliente - laissant présumer l’affection amoureuse qu’il lui porte - intime à Viviane de ne s’exprimer autrement qu’à travers lui-même au tribunal, bien que les interventions de la première concernée soient inhabituelles. Les rares fois où la demanderesse prend la parole, sa gorge est serrée, sa voix grave et rapide, synonymes de mal-être.
Mais au fur et à mesure des années à fréquenter cet environnement hostile, Viviane va y multiplier des signes de résistance. À l’occasion du témoignage extravagant et jovial de l’une de ses amies - seuls leurs témoignages amènent la présence d’autres femmes que Viviane au sein du beit din - la demanderesse est prise d’un fou rire incontrôlable, dont la persistance exprime une grande nervosité, mais aussi une vive excitation entraînée par la surprise d’une improbable rencontre, celle d’une amie aux manies truculentes et l’univers austère, presque ascétique de ce tribunal qui la fait souffrir depuis des mois. Cette première contestation formelle inspire probablement Viviane par la suite, car l’on remarque un changement de sa tenue vestimentaire au fil des audiences suivantes. Si elle adopte d’abord des habits noirs et sobres, à l’instar des autres protagonistes du procès, on note ensuite des vêtements de plus en plus colorés et suggestifs, telle une jupe léopard ou un chemisier rouge décolleté. Ces pièces sont à même de séduire subtilement l’entourage masculin de l’audience - tout autant que le spectateur. Le processus d’affirmation individuelle de Viviane se heurte enfin aux remontrances choquées des dayanim, lorsque l’épouse va, au cours d’un énième débat laissant sa parole de côté, détourner son regard du tribunal, se replier sur elle-même et détacher ses longs cheveux prisonniers d’un chignon tiré. Ce geste, commis avec une intense sensualité inconsciente et ingénue, est alors interprété par les dayanim comme une muette révolte face à l’archaïsme de toute une société ; on peut d’ailleurs y voir des similitudes avec mouvement de contestation féministe en Iran d’opposition à l’autoritarisme des mœurs par une théocratie islamiste.
Dans le judaïsme orthodoxe, le corps des femmes, et particulièrement leurs cheveux, sont en effet considérés comme de puissants instruments de séduction que la religion cherche à contrôler : les femmes ne peuvent en disposer librement en public. Certaines vont jusqu’à se raser la chevelure et se couvrir le crâne d’une perruque, afin de préserver leur pudeur.
C/ La confrontation sous-jacente de systèmes de valeurs incompatibles
Si la tension et l’enfermement sont une constante dans Le Procès de Viviane Amsalem, c’est parce que ce litige judiciaire dépasse le simple enjeu entre particuliers, et marque la confrontation de deux systèmes de valeurs diamétralement opposés. Du côté des défendeurs, une promotion de l’ordre établi, des traditions religieuses et des bonnes mœurs. Du côté des demandeurs, celle de la liberté de mœurs, du consentement individuel et d’une certaine laïcité. Dans un tel conflit, des juges représentants directs de l’autorité religieuse ne peuvent être de simples « tiers impartiaux et désintéressés », comme le voudrait idéalement l’adage.
Les frictions sont donc récurrentes entre les dayanim et Carmel Ben Tovim, qui ne cache pas des convictions plutôt progressistes. Ainsi, on lui reproche à plusieurs reprises de ne pas porter de kippa dans l’enceinte du beit din, comme c’en est l’usage. Shimon Amsalem exploite cet agacement des juges, et dépeint au tribunal son plaideur adverse en un rebelle pourtant issu d’une illustre lignée rabbinique qu’il a reniée, cédant ainsi au supposé hédonisme égoïste des athées.
À l’inverse, les dayanim sont d’emblée bienveillants à l’égard de Shimon Amsalem, détenteur pour sa part d’une respectabilité acquise de par sa seule activité religieuse, bien qu’il lui en manque les diplômes : « vos mérites sont connus » lui dit le dayan président avec bienveillance.
Tout comme son frère, Elisha défend ces valeurs d’humilité devant la tradition. C’est un homme qui ne sait comment exprimer ses sentiments, qui se sent dépassé par une modernité très éloignée de son cadre éducatif, et qui blesse son amour propre. Elisha se réfugie donc dans la tradition religieuse qui lui a été transmise, celle de Juifs du Moyen-Orient aux mœurs relativement archaïques, qui n’ont historiquement été confronté au libéralisme politique de l’Occident que tardivement. La religion se mêle parfois avec la bigoterie, et malgré toutes les souffrances qu’engendre cette union impossible avec Viviane, Elisha semble concevoir le mariage comme une lourde charge imposée par le destin, ou mektoub. Cette charge maritale serait comme un châtiment divin dont l’on ne pourrait se défaire, le mariage engageant l’individu jusqu’à la mort : « C’est ma punition. C’est lui (D.ieu) qui décide. » Accepter de donner le guett signifierait alors implicitement la reconnaissance personnelle et honteuse d’une faute par Elisha de ses engagements matrimoniaux, alors même qu’il n’en a point commis : son honneur en serait publiquement et injustement entaché. La première des fautes à laquelle l’on pense est évidemment l’adultère. En pratique, lorsque monsieur Amsalem se déclare en début de procédure prêt à accueillir à nouveau son épouse avec laquelle il avait abandonné toute vie commune, la première réaction du dayan présidant le tribunal est : « Ne craignez-vous pas que votre épouse soit compromise » ? Cette question inquiète laisse sous-entendre une idée de souillure, d’impureté, comme si une femme était définitivement indigne voire intouchable en cas d’adultère. Le fondement de la pensée du dayan se retrouve directement au sein du Deutéronome biblique, qui énonce que « le premier mari qui l'avait renvoyée ne pourra pas la reprendre pour femme après qu'elle a été souillée, car c'est une abomination devant l'Éternel ». Les règles de pureté sont de manière générale une composante prédominante judaïsme, à tel point que certains qualifient cette religion de « fétichiste ». Une femme est par exemple sexuellement intouchable si elle ne s’est pas immergée dans le mikvé, le bain rituel, sept jours après ses menstruations.
Cette peur de l’infamie de la faute conjugale rejoint celle du jugement sociétal, avec l’injonction à éviter l’opprobre du célibat, comme le déplore l’une des témoins : « Être seule à cinquante ans, ça n’est pas normal, c’est triste ». De son côté, le frère de Viviane déclare « Moi, ma femme n’est pas faite pour moi, je m’arrange pour ne pas faire d’histoires », il assume que son couple batte de l’aile, mais persiste à le maintenir pour ne pas renverser les codes. La plupart des témoins extérieurs, hommes comme femme, semblent penser Viviane trop exigeante, voire capricieuse, ne sachant se contenter de sa bonne situation. Il est justement intéressant de noter que les proches de la famille viennent tous du même milieu social, celui de commerçants modestes issus de la basse classe moyenne, portant des convictions plutôt conservatrices, relativement peu diplômés. Ces témoins partagent également les même origines séfarades maghrébines, à cheval entre les cultures hébraïque, arabe et française, et leurs trois langues. C’est alors que l’on réalise que cosmopolitisme israélien n’est qu’assez relatif, puisque chaque communauté et milieu social vit essentiellement entre elle, sur le plan géographique comme mental. De leur côté, les dayanim présentent plutôt un léger accent yiddish, et ont besoin de traduction lorsque les échanges entre les parties passent à l’arabe ou au français. Naturellement, le projet sioniste s’étant historiquement d’abord construit des Juifs ashkénazes souvent assez instruits et aisés de par leur héritage européen, on retrouve aujourd’hui une certaine élite ashkénaze dans les emplois les plus qualifiés en Israël, comme celui de rabbins-juges. Il n’est pas anodin que la fonction de greffier dans Guett, hiérarchiquement inférieure à celle de juges, à un Juifs d’apparence yéménite ou partiellement falashas. Les inégalités socio-économiques scindent donc les Juifs israéliens selon leurs origines, et créent régulièrement des tensions, les Mizrahim se sentant souvent victimes de discriminations, étant parfois assimilés à la culture arabe de « l’ennemi » par certains Ashkénazes. Jusqu’en 1977, le système politique du « tout Mapaï » prévaut, et un unique parti laïc, socialiste et ashkénaze, contrôle la gestion d’une économie étatique tentaculaire – notamment l’octroi de subventions. Ainsi, lors d’une interview, Shlomi Elkabetz déclare qu’il ne se sentait pas représenté durant son enfance par les films israéliens, mettant en scène la vie de pionniers ashkénazes du Yishouv, et jamais celle de l’histoire des Juifs mizrahim, souvent contraints à l’exode depuis des pays du monde musulman alors en pleine affirmation post-coloniale, rejetant violemment les Juifs et le sionisme. Le sentiment de manque de représentativité des Juifs mizrahim, que l’on décèle parfois dans le portrait Guett, a significativement contribué aux partis contestataires israéliens de droite, portés au pouvoir dès l’élection de Menahem Begin du Likoud en 1977.
Si les antagonismes culturels internes au judaïsme sont forts, le principal clivage des valeurs en Israël se situe entre les partisans d’un État religieux, conservateur des traditions, et ceux d’un État laïc et progressiste. On retrouve ce clivage entre les parties demanderesse et défenderesse au procès, et d’aucuns perçoivent Le Procès de Viviane Amsalem comme la métaphore d’un procès de toute une société israélienne polarisé, se jugeant elle-même. Ainsi, le rôle des dayanim est ambigu, car si l’on peut considérer leur partialité dans un clivage questionnant les traditions, ils ne prennent pas pour autant fait et cause pour Elisha, qui pâtit de son obstination et de ses absences répétées. Les rabbins se sentent investis d’une mission d’équité et de justice au service du plus faible, et ils sont sensibles à une Viviane Amsalem démunie. Mais ils se refusent toujours par principe à prononcer un divorce sans le consentement du mari, la halakha étant intransigible. Suivant cette logique, l’un des juges incite avec aplomb les époux à « revenir avec une solution », phrase évoquant le déni de justice, c’est-à-dire le refus illégal du juge statuer sur une affaire lui étant imposée : c’est bien au tribunal départager les parties de l’affaire.
Viviane se révolte alors furieusement contre cette injustice, elle se perd en injures désespérées qui lui vaudront une exclusion temporaire du beit din de 24 mois, retardant encore davantage le procès. Elle prononce notamment la phrase : « Il y a une justice des cieux et elle vous jugera comme vous m’avez jugée ». Cette phrase est un profond affront envers les dayanim, car elle constitue une négation de leur légitimité – défaillante – à statuer, alors même que l’institution rabbinique se veut représentante de la parole divine. Le droit de la famille rabbinique est donc ramené par Viviane à un simple droit positif, c’est-à-dire créé par les humains faillibles, tandis que le droit à disposer librement de soi-même est ramené à un droit naturel, c’est-à-dire un droit fondamental et inné de l’humain, dont devraient s’inspirer les règles juridiques positives illégitimes. Cette phrase marque le triomphe de la sacralité des droits de l’Homme sur celle des règles théocratiques, appliquées trop littéralement par l’institution religieuse rabbinique.
Cette institution qui s’est permis de rentrer dans l’intimité du couple, jugeant de leur moralité à l’aide de témoins, déborde encore davantage de sa fonction judiciaire lorsque le dayan président, agacé par une plaidoirie incisive de Carmel Ben Tovim, lui demande s’il est marié, car le soupçonnant d’une relation avec la plaignante. L’avocat, plus sûr de ses droits que Viviane, répond du tac au tac : « Ce n’est pas moi qui suis jugé votre honneur ». Les juges s’immiscent par trop dans l’intimité des autres parties au procès, suivant le désir d’appliquer le droit de la halakha au-delà du simple contentieux matrimonial, auquel elle a été restreinte par le pouvoir légal israélien. Il y a bel et bien une volonté par essence absolutiste du pouvoir religieux, méprisante des droits individuels, statut paradoxalement plus sur le statut social de chacun que sur le contenu initial de la requête judiciaire.
Avec la critique implicitement émise par les réalisateurs à propos du parti des valeurs conservatrices, Ronit Elkabetz résume dans le dossier de presse la profonde inégalité dépeinte – et présentement analysée – dans le prétoire religieux du film : « Parce qu’elle est femme, la parole de Viviane compte moins que celle d’un homme. Elle ne pèse d’aucun poids. »
Après s’être longuement penché sur la situation particulière du Procès de Viviane Amsalem, sur ses conditions de mise en scène visant principalement à produire une critique frontale de l’institution rabbinique judiciaire, il convient de s’intéresser aux règles déléguant un pouvoir judiciaire en matière matrimoniale au rabbinat, ainsi que les modalités de leur exercice, en particulier en matière de divorce.
II. Étude générale des règles matrimoniales pour divorcer en Israël, et des contournements qu’y apportent leurs détracteurs
Comme le déclare Shlomi Elkabetz, « la loi est une chose abstraite, impossible à filmer. On ne peut que filmer l’expérience du droit par les justiciables, et comment leur expérience est perçue ». Ainsi, une approche plus théorique est nécessaire pour comprendre globalement les règles et principes religieux ou légaux qui sous-tendent les milliers de procès devant des tribunaux rabbiniques israéliens.
A/ Les principes inhérents à la formation du guett, selon la halakha
Contrairement à d’autres institutions religieuses dans le monde telles que l’Église catholique, le rabbinat a toujours admis le divorce. Cette permission est directement tirée d’un passage du Deutéronome biblique : « Lorsqu'un homme aura pris et épousé une femme qui viendrait à ne pas trouver grâce à ses yeux, parce qu'il a découvert en elle quelque chose de honteux, il écrira pour elle une lettre de divorce ; puis, après la lui avoir remise en main, il la renverra de sa maison. »
Comme dans la quasi-totalité des traditions culturelles dans le monde, et comme dans toute religion abrahamique, l’homme revêt dans ce rituel une place symbolique active et initiatrice de la formation du guett. Le rituel de formation respecté est scrupuleusement décrit le Choulhan Aroukh, un code de compilation de la halakha encadrant le quotidien des fidèles au XVIe siècle, toujours appliqué par le judaïsme orthodoxe du Grand-rabbinat israélien. L’acte de divorce doit être rédigé sur parchemin par un scribe du beit din, puis être approuvé par sa répétition orale par le mari. Pendant ce temps, comme le montre Le Procès de Viviane Amsalem, la femme doit littéralement tendre les mains pour recevoir passivement son guett. La rabbine réformiste Delphine Horvilleur rappelle à ce titre que dans le rite orthodoxe juif, il y a un contrat tacite entre l’époux et son épouse : l’un apporte des ressources et protège le foyer, tandis que l’autre accepte de servir ce foyer et d’obéir à l’époux, en faisant en quelque sorte partie de son patrimoine. Le rabbin franco-israélien Raphaël Sadin défend cette inégalité devant le mariage entre les deux sexes, qui se justifierait par des différences onthologiques entre les sexes. Lors du guett, la signature de l’épouse n’est donc pas demandée, bien que son consentement demeure nécessaire. Le Choulan Aroukh demande en effet un consentement mutuel des époux avant toute conclusion du guett par le beit din. C’est donc cette situation - relativement rare - d’absence de consentement mutuel au divorce qui est dépeinte dans Guett.
L’idée visée par cette exigence de réciprocité est d’éviter un divorce pour des motifs trop légers, mettant en péril la stabilité du foyer familial juif tout en brisant l’engagement initial d’union du couple jusqu’à la mort, la halakha refuse le guett par simple consentement unilatéral, assimilé à une répudiation. Cette répudiation, proscrite, ne nécessiterait qui plus est le concourt d’un beit din. De ce principe découle la procédure interminable du Procès de Viviane Amsalem, dont la résolution du problème tient finalement davantage à une entente directe des époux qu’à une réussite attribuée aux efforts du beit din. Ce beit din est pourtant le seul compétent pour former juridiquement un contrat de mariage ou de divorce reconnu par les religieux.
Dans la tradition ashkénaze, le guett refusé par un des époux devait être approuvé par cent rabbins pour être valable. L’exigence de consentement mutuel au guett, qui est donc un principe solide, peut paraître ardue, mais n’est pas normalement discriminatoire, puisqu’elle s’applique autant à l’homme qu’à la femme. Cependant, la jurisprudence rabbinique favorise clairement l’homme en cas de guett, dont la conclusion est déjà souvent dès l’origine déséquilibrée, puisque le pouvoir d’intimidation des maris sur leurs épouses est un phénomène courant, comme cela a été observé avec les époux Aboukassis. Si femmes peuvent normalement aussi refuser le guett à leur mari, cette situation se produit donc bien plus rarement. En outre, un refus de conclusion de guett par non consentement de l’épouse à la demande de son mari présente de moins sévères conséquences : le mari pourra, selon la halakha, faire des enfants reconnus avec une nouvelle femme, tandis que dans le cas inverse, ceux de la femme seront considérés comme des bâtards, des mamzerim.
Si le consentement de l’autre époux est donc absolument nécessaire pour obtenir formellement in fine un guett valable, les dayanim sont normalement tenus d’ordonner fermement à l’autre époux, d’accepter la demande de divorce de son conjoint, et seulement si cet époux a commis une faute. À l’heure où le consentement individuel a pris une place croissante dans nos sociétés, un refus persistent d’accorder le guett peut – et est de plus en plus – assorti de sanctions de formes multiples, à commencer par l’exclusion de l’époux récalcitrant de la communauté de fidèles. Cette mesure a été introduite par le Consistoire en France en 2018, par analogie avec la décision du Grand-rabbinat d’Israël de le faire. Cette mesure, saluée par certaines associations juives féministes, a été rendue possible dans le contexte du mouvement planétaire #MeToo. Cependant, le Choulan Aroukh étant formel, une femme battue ne peut techniquement obtenir son guett que si son mari, quand bien même dangereux et violent, le lui accorde. Cette situation est hélas encore anachroniquement contemporaine.
L’appréciation du moment où le tribunal doit ordonner à l’époux récalcitrant d’accepter le divorce qu’on lui demande divise la doctrine rabbinique. Pour certains rabbins séfarades, ce doit être dès que la femme le demande. Selon la coutume ashkénaze, le gett doit être forcé dès que la situation rend la cohabitation impossible. En Israël, comme le souligne en entretien Ronit Elkabetz, c’est en principe la coutume ashkénaze qui est retenue, ceux-ci étant les fondateurs de l’État, et les Séfarades étant souvent assimilés à la culture arabe perçue comme hostile à Israël.
Pendant toute la période précédant la conclusion rituelle du guett, même en cas de faute du mari, ainsi que son refus de consentement au divorce sanctionné – mais respecté – par le beith din, l’épouse est donc toujours considérée comme liée à son mari. Durant cette période intermédiaire, elle est encore obligée par ses engagements de fidélité du mariage, bien qu’ « abandonnée » par son mari : on parle alors de femme agunah. Une agunah est également « enchaînée » à son mari si celui-ci est porté disparu sans preuve de sa mort, ou encore si le mari n’est pas réputé sain d’esprit pour accepter de son plein gré une demande de guett. Les situations vécues par les agunot engendrent généralement beaucoup de souffrance, la femme ne pouvant, durant un délai indéterminé (parfois plusieurs décennies !), se voir accepter de refaire sa vie. Le directeur des tribunaux rabbiniques, Shimon Yaakobi, estime à 130 le nombre d’agounot, pour une moyenne de 11000 divorces prononcés chaque année. Selon les associations de défense de ces femmes, cette statistique est largement sous-estimée, car elle n’inclut pas les femmes en attente de guett, dont la justice rabbinique n’a pas ordonné au mari d’accorder le divorce. De son côté, l’activiste féministe Susan Weiss estime à 100000 le nombre de femmes israéliennes ayant été soumises à une situation d’agunot.
Afin de remédier à ces situations de blocage de procédure pour absence de consentement mutuel au divorce, certains mouvements non orthodoxes, tels les massortis, demandent d’abord aux époux de signer un accord prénuptial présent dans la ketoubah, c’est-à-dire l’acte d’alliance matrimonale juive. Celui-ci comporte alors une clause qui prévoit que l’époux qui le souhaite puisse obtenir le guett de l’autre, si les circonstances l’exigent.
Le rabbin franco-israélien Raphaël Sadin défend cette inégalité devant le mariage entre les deux sexes, qui se justifie par des différences onthologiques entre les sexes. Selon Sadin, les rabbins vont au contraire toujours dans le sens de la femme demandant le guett, car retenir une femme contre sa volonté serait un péché. Mais ils n’utilisent que de (faibles) moyens de pression pour contraindre l’homme, auquel ils accordent le statut de « mari récalcitrat ». Jamais ils ne vont prononcer le guett sans l’accord formel de l’homme. Théoriquement, une femme battue ne peut obtenir son divorce que si son mari violent le lui accorde. Situation anachroniquement contemporaine, ubuesque. Hiatus gigantesque entre les principes démocratiques et d’égalité de l’État de droit israélien, et institution religieuse. Système patriarcal de rabbins archaïques.
B/ L’encadrement légal du divorce en Israël
Lors de sa création étatique en 1948, Israël a choisi de fonder ses institutions sur des modèles juridiques pluriels, qu’ils soient britannique, américain ou ottoman. Pour apaiser la colère des ultrareligieux furieux à l’idée qu’un socialiste athée tel que David Ben Gourion crée l’Etat d’Israël à la place du Messie tant attendu, celui-ci passe un accord avec eux leur abandonnant notamment toute la gestion de l’état civil. C’est ainsi que « depuis 1953, les naissances, mariages, conversions ou funérailles sont réglementés par la communauté à laquelle appartient un individu: la charia pour les musulmans, les lois cléricales pour les chrétiens et la halakha pour les juifs. » Le modèle ottoman a donc été retenu pour la gestion des affaires civiles du pays, qui s’effectue selon les appartenances communautaires et religieuses de chaque habitant. Ainsi, l’État israélien reconnaît les communautés religieuses de chacun. C’est une conception de la laïcité différant de celle française. Néanmoins, toutes les communautés sont reconnues et bénéficient de tribunaux religieux en matière familiale, quelle que soit la communauté d’appartenance. Ainsi existent les tribunaux rabbiniques, mais également ecclésiastique, islamique ou encore druze. Avec ce système, le législateur israélien pouvait atteindre un objectif implicite, celui d’empêcher les mariages mixtes entre les « nations », puisqu’Israël établit une différence entre la citoyenneté, la même pour tout Israélien, et la nationalité, propre à l’ethnie ou la confession de chacun. Ainsi, les citoyens israéliens de nationalité arabe sont exemptés de service militaire, afin d’éviter un risque de conflit d’intérêt lorsqu’ils seront envoyés en mission se battre contre d’autres combattants arabes. Cette décision peut autant arranger les dirigeants juifs que musulmans.
Le système israélien a toujours été ambigu : si, selon les mots de la déclaration d’indépendance du 14 mai 1948 de Ben Gourion, « l’État accorde des droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe », l’État d’Israël n’est pas totalement hermétique à la religion, puisqu’il confère une force légale en
En absence de consentement mutuel sur le principe de divorce, il n’y a donc pas en Israël de procédure de divorce pour faute ou pour rupture définitive du lien conjugal, comme en France. La possibilité de divorcer avec rupture définitive du lien conjugal aurait permis au cas d’espèce de Viviane Amsalem de se voir accorder le divorce, puisqu’elle ne faisait dès le départ plus vie commune avec son mari.
Si la Cour suprême israélienne est connue pour son progressisme, celui-ci ne peut s’exercer en matière matrimoniale que dans un champ restreint, selon la loi de 1953 : la Haute Cour de justice de peut s’exprimer que sur les problèmes découlant de la séparation tels que le soin aux enfants ou le partage des biens, jamais sur l’acte de séparation lui-même. La Cour suprême israélienne, réputée pour son progressisme sociétal, a par jurisprudence donné aux concubins yedouim batsibour la présomption de communauté de fait. Depuis quelques années, la jurisprudence de la Haute juridiction israélienne tend à résorber les divergences de régimes entre concubins et couples mariés : tous deux peuvent désormais percevoir des allocations.
Fiscalement comme juridiquement, elle est toujours reliée à son mari. Le plus dur est souvent l’attente du guett, qui peut durer des années, voire plus de dix ans dans des situations extrêmes : dans ce cas, l’épouse est détruite car elle n’est ni avec son mari ni sans lui, et ne peut reconstruire sa vie en fondant un nouveau foyer en attendant.
(ÉLIPSE)
C/ Les solutions de contournement du guett plébiscitées par une société israélienne divisée
(ÉLIPSE)