Tôt dans sa filmographie, avec « Sainte-Anne, hôpital psychiatrique » (2010), Ilan Klipper scrute la folie avec tendresse et empathie. Ont suivi « Juke-Box » (2013), avec le chanteur Christophe, « Le Ciel étoilé au-dessus de ma tête » (2018), « Soigner à tout prix » (2020), explorant la folie du Covid dans un service d’urgences, puis « Funambules » (2020). Pour la première fois depuis longtemps, avec « Le Processus de paix » (2023), le réalisateur se tourne vers des gens a priori « normaux » ; et sur un ton qui est clairement celui de la comédie, là où Joachim Lafosse, en 2016, sur une thématique voisine, optait pour un ton plus grave, dans « L’Economie du couple ».
Marie (Camille Chamoux, qui a activement participé à l’écriture du scénario auprès d’Ilan Klipper) et Simon (Damien Bonnard, qui fait son entrée dans l’univers du cinéaste) forment, avec leurs deux enfants, une famille de quatre membres, au sein de laquelle ils ont continué à vivre aussi librement que s’ils étaient deux jeunes étudiants. Mais Marie anime, sur une radio indépendante, une émission consacrée à la sexualité des femmes et Simon, historien, enseigne en faculté la conflictuelle histoire d’Israël. Premier trait d’humour : cette histoire offrira un constant contrepoint à celle du couple et Simon l’évoquera, devant ses étudiants, dans des états contrastés d’allégresse ou d’abattement, selon la phase que traversera sa vie domestique et conjugale.
Car la vie à deux, et plus encore à quatre, n’est pas une mince affaire, et Marie et Simon ne cessent de se heurter sur le terrain qui provoque, dit-on, la mort des couples : le quotidien, et sa myriade de petites mines sournoises toujours prêtes à exploser. « Ne faites surtout pas d’enfants, si vous souhaitez conserver un couple heureux et pacifié ! Ou, peut-être, prenez le risque d’un, mais un seul, et pas au-delà ! » semble être le message subliminal de ce nouvel opus. Car les choses ne sont que pires, terrifiantes, apocalyptiques, jusqu’à générer l’éclatement d’un autre couple, du fait que celui-ci a eu la haute étourderie de porter son propre chiffre familial à six : brèves apparitions repoussoirs de la sœur de Simon, Esther (on prend plaisir à retrouver le beau visage de Sabrina Seyvecou, découverte en 2015 dans « La Fille et le Fleuve », d’Aurélia Georges), et de son époux, Jérôme (Sofian Khammes), entourés d’une tornade de quatre enfants qui aura vite raison de leur endurance.
D’où, inspirée par le modèle d’un « co-parent » (la notion se trouve définie précisément dans le film…), l’idée de la rédaction d’une charte, la « Charte Universelle des Droits du Couple », qui aura du moins le mérite de rassurer tous ceux qui, parmi les spectateurs, vivent en ayant déjà mis spontanément en application ses clauses, et qui proposera peut-être des pistes salvatrices pour d’autres…
En accord avec cette démarche de radiographie d’un couple, le corps, dans tous ses états, est lui-même passablement mis à nu, et cela dès la séquence d’ouverture, qui aborde la question de la nudité (ou semi…) face aux enfants. Par la suite, les corps s’épilent, urinent, défèquent, vomissent, dans une volonté assumée de levée de la pudeur.
Le ton globalement comique, le rythme impulsé, et soutenu ponctuellement par des musiques très dynamisantes, portent parfois le réalisateur à forcer un peu le trait, que ce soit dans le débit frénétique de Camille Chamoux, quelques airs hallucinés de Damien Bonnard, ou certains personnages secondaires, tels le supérieur de Marie (on s’amuse à retrouver Laurent Poitrenaux en pleine réussite sociale, savourant ses plaisirs de chef avec une certaine désinvolture, lui que nous avions quitté en pleines rupture sociale et crise existentielle dans « Le Ciel étoilé au-dessus de ma tête » !) ou sa collègue de travail (Jeanne Balibar, en croqueuse d’hommes surjouant l’épanouissement absolu). Ariane Ascaride, elle, en mère juive embourgeoisée et revendiquant l’émancipation qu’elle a su inscrire dans son existence, est rarement apparue aussi convaincante et criante de naturel.
Toutefois, on ne peut s’empêcher de songer que Klipper n’est jamais si bon que lorsqu’il capte l’extraordinaire humanité des supposés fous, plutôt que lorsqu’il cherche à faire apparaître une part de folie chez les gens normaux. Et l’on souhaite sans ambages qu’il soit promptement ramené, caméra au poing et toutes sirènes hurlantes, vers ses chers résidents de l’Hôpital Sainte-Anne ou de tout autre institut dispensant des soins psychiatriques.
Critique également disponible sur Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/cinema/critiques-films/le-processus-de-paix-film-ilan-klipper-avis-10056765/