Voir le film

La littérature a ce pouvoir extraordinaire de féconder les mots auxquels elle offre une histoire. Cadeau magnifique, en contrepartie duquel ces mots deviennent impurs, ont perdu leur virginité. Il en va ainsi du nom « ravissement », depuis que Marguerite Duras en a fait Le Ravissement de Lol V. Stein (1964). « Ravissement » de Lola Valérie Stein, fascinée, dérobée à elle-même par une histoire d’amour qui n’est pas la sienne et qui la crucifie en même temps qu’elle lui offre un espace de projections et de fantasmes. L’héritage durassien sera inévitablement présent dans ce premier long-métrage d’Iris Kaltenbäck, depuis toujours travaillée par la thématique de l’enfant, puisque réalisatrice d’un court-métrage matriciel de ce long, Le Vol des cigognes (2015), et scénariste du très beau film de Raphaël Jacoulot, L’Enfant rêvé (2020). Un héritage qui achèvera d’ouvrir l’éventail des nombreuses façons dont peut être reçu ce titre d’une grande richesse.

Les premiers plans permettent de découvrir Lydia (Hafsia Herzi) courant dans les rues de Paris et d’emblée ravie à elle-même et à sa propre existence : tentant de fuir le constat de la dégradation de son couple, jusqu’à recevoir de plein fouet, et comme à l’improviste, l’annonce qui provoquera la rupture.

Dans la profonde désorientation qui suit cette séparation, intervient un deuxième ravissement, brutal, et sans doute totalement inconscient, causé, lui aussi, par une annonce : Salomé (Nina Meurisse), la grande amie, est enceinte et, puisque Lydia est sage-femme, lui demande d’accompagner sa grossesse. Demande qui sera exaucée bien au-delà de ce qu’elle signifiait, puisque la conscience de Lydia basculera totalement dans cette grossesse qui n’est pas celle de son propre corps et « accompagnera » son amie jusqu’à la redoubler totalement, voire tenter de la dépasser.

Ce ravissement par identification est d’autant plus fort que Lydia peine à implanter une véritable histoire, un nouveau lien dans sa propre vie. D’où, aussi, un autre ravissement, sous une forme un peu monomane, dans ses tentatives insistantes pour instaurer une relation durable avec Milos (Alexis Manenti), conducteur de bus avec lequel le rapprochement n’aura duré qu’un soir, suite auquel il se dérobe très explicitement.

Lorsque le hasard nouera le ravissement suscité par ce lien qu’elle ne peut oublier et son autre fascination pour la maternité toute fraîche de son amie, la machine psychique de Lydia s’emballera et aboutira à un tout autre ravissement, délictueux, celui-ci.

Le film est conduit par la voix off d’un narrateur, dont l’identité est d’abord incertaine, puis qui s’avère être Milos, l’homme aimé et qui s’interroge, a posteriori, sur le mystère qu’incarne Lydia et sur le dérèglement qu’il a pu contribuer à provoquer en elle. Démarche questionnante, par moments presque investigatrice, et qui permet à l’œuvre d’Iris Kaltenbäck, également au scénario, de ne pas asséner des réponses, des certitudes, encore moins des diagnostics. Comme ce qui demeure opaque, le personnage de Lydia, intensément habité par Hafsia Herzi, conserve tout son pouvoir de fascination. Marine Atlan, à l’image, la saisit magnifiquement, avec beaucoup de tendresse, dans sa dimension ambiguë de femme et d’enfant, avec sa belle chevelure noire déferlant sur son haut rouge qui la rend sœur du Petit Chaperon Rouge des contes. Ses longues déambulations dans la ville, souvent nocturnes, achèvent de la camper en petite fille perdue dans la forêt urbaine et la jungle des bus, sans passé ni parents, puisque son « cas » ne s’inscrira dans aucune hérédité psychologisante. La visite au musée Henner, avec ses femmes aux cheveux rouges , confirmera cet ancrage dans un univers parallèle, héritier des contes.

Mais l’admirable subtilité du film réside dans le fait de ne pas avoir enfermé ce personnage féminin complexe dans un unique décodage. De nos jours, dans la modernité et la liberté accordée aux femmes qui régit encore nos sociétés, il est loisible à un Petit Chaperon Rouge contemporain de se faire louve, et même louve ravissante, au sens où le XVIIème siècle pouvait parler des « loups ravissants », lorsque ceux-ci, affamés, volaient des poules ; ou des enfants…

Dès son premier long-métrage, Iris Kaltenbäck fait son entrée dans le monde cinématographique avec une telle force et une telle délicatesse jointes qu’elle s’inscrit d’emblée parmi les grands, ceux dont on guette la prochaine progéniture avec gourmandise. 

AnneSchneider
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Films où il est question de la paternité, frontalement ou latéralement.

Créée

le 10 juil. 2023

Critique lue 1.4K fois

25 j'aime

5 commentaires

Anne Schneider

Écrit par

Critique lue 1.4K fois

25
5

D'autres avis sur Le Ravissement

Le Ravissement
AnneSchneider
8

Chaperon Rouge et louve

La littérature a ce pouvoir extraordinaire de féconder les mots auxquels elle offre une histoire. Cadeau magnifique, en contrepartie duquel ces mots deviennent impurs, ont perdu leur virginité...

le 10 juil. 2023

25 j'aime

5

Le Ravissement
EricDebarnot
8

Le piège de l'enchantement

Il y a déjà ce titre, à la fois programmatique et ambigu, dont on se rendra compte après avoir vu le film qu’il était surtout ambigu, heureusement. Le « ravissement », c’est, si on se réfère au Petit...

le 16 oct. 2023

24 j'aime

Le Ravissement
Sergent_Pepper
7

Regrets et mensonges

La fiction est souvent en détour salvateur pour accéder à la vérité ; la tentative, par une savante construction, d’accéder à une part secrète des êtres, observés sur le long cours, dans leurs...

le 30 oct. 2023

16 j'aime

4

Du même critique

Petit Paysan
AnneSchneider
10

Un homme, ses bêtes et le mal

Le rêve inaugural dit tout, présentant le dormeur, Pierre (Swan Arlaud), s'éveillant dans le même espace, mi-étable, mi-chambre, que ses vaches, puis peinant à se frayer un passage entre leurs flancs...

le 17 août 2017

80 j'aime

33

Les Éblouis
AnneSchneider
8

La jeune fille et la secte

Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore...

le 14 nov. 2019

74 j'aime

21

Ceux qui travaillent
AnneSchneider
8

Le travail, « aliénation » ou accomplissement ?

Marx a du moins gagné sur un point : toutes les foules, qu’elles se considèrent ou non comme marxistes, s’entendent à regarder le travail comme une « aliénation ». Les nazis ont achevé de favoriser...

le 26 août 2019

71 j'aime

3