L'envie de voir "The Fountainhead" me trottait dans la tête depuis "The Social Network", car il me semblait pertinent de comprendre d'où étaient venues à Fincher ces sornettes sur le génie individuel brimé par une société obtuse qui ne comprend rien aux grandes visions créatrices des hommes de talent - surtout quand elles permettent de faire beaucoup d'argent. C'est donc chose faite, et je dois dire que je suis un peu surpris.

J'avais bien entendu dès le départ l'envie folle de détester ce film - et ça n'est vraiment pas passé loin - mais je me suis laissé séduire par le chant des sirènes de la réalisation : King Vidor, quand même, ce n'est pas n'importe qui. Et même si elle joue particulièrement mal, je suis indulgent envers Patricia Neal qui a eu le mérite de tenter de rivaliser avec la divine Audrey dans "Breakfast at Tiffany's". Le fond est une sorte de bouillie cinématographique supportée par de grands coups de violons sirupeux aux moments où l'on est censé ressentir quelque chose... avec des expressions théâtrales qui pourraient éventuellement être pertinentes si elles ne s'appliquaient pas à des discussions sur l'architecture qui reste quand même le domaine "artistique" le plus rationnel, le plus pénible, le plus fermé, le plus technique et le moins glamour au monde.

Seul Raymond Massey s'en sort vraiment bien, en jouant avec une grande justesse un homme puissant, d'abord d'un absolu cynisme, mais tentant par la suite, en vain, de se racheter une intransigeance. Gary Cooper, quant à lui, fait visiblement ce qu'il peut pour sauver un personnage que son inébranlable rigueur morale rend sinistre comme un jour de pluie sur la jetée de Brighton ; les quelques scènes d'amour auxquelles il participe possèdent d'ailleurs un potentiel comique que je pense volontiers involontaire. Le reste de la distribution campe des positions caricaturales pathétiques en totale contradiction avec le propos même du film - et c'est de ceci que je veux plus précisément parler.

Ah, l'objectivisme... Je ne sais pas vraiment qui était Ayn Rand (auteur du roman adapté et conséquemment du scénario de ce film) mais reconnaissons-lui au moins le pouvoir d'avoir su m'énerver trente ans après sa mort. Si je lui crédite volontiers la qualité d'avoir été athée, je dois dire que ses discours - ou du moins ceux qui ont été retranscrits dans le film - me font bien rire. Fondés sur à peu près rien, hormis de grandes déclarations qu'une mince culture historique suffit à annihiler ("les grands créateurs, penseurs, artistes, chercheurs étaient toujours seuls face à leurs contemporains" ; "chaque nouvelle pensée fut ridiculisée, chaque invention dénoncée"...), ils sentent bon la saine propagande capitaliste et libertarienne, la vieille marotte égoïste de l'Oncle Sam selon laquelle la société est nuisible à l'homme qui ne peut se révéler dans sa pleine individualité que seul face à lui-même - si possible dans un pavillon de banlieue avec une bagnole dans le garage et un gun sous l'oreiller.

Il serait temps d'arrêter les conneries, hein. Depuis des décennies maintenant, l'histoire et l'histoire de l'art s'évertuent à montrer que chaque création s'inscrit dans un contexte social qui, sans cela, ne lui aurait pas permis d'exister. Tout est politique et le mythe du génie solitaire qui tente d'imposer ses idées brillantes et visionnaires à la foule sceptique et bornée ne tient plus debout depuis des lustres. Je ne connais pas par cœur toute l'œuvre et toutes les théories de Frank Lloyd Wright - dont la personnalité semble avoir inspiré la pauvre Ayn - mais je serais à coup sûr très amusé si l'on venait me dire qu'il était un brillant augure en rupture totale avec tout ce qui s'était déjà fait et tout ce qui se faisait de son temps, ne travaillant que pour lui-même grâce à la profondeur insondable de son génie. Je suis plutôt d'avis qu'il s'agit d'une grande figure de l'architecture moderne, soit, mais dont la place au sein de l'histoire est tout à fait analysable par le prisme de différents facteurs sociaux et de différentes influences artistiques. En d'autres termes, je crains le mythe du self made man qui n'est selon moi rien d'autre, à l'instar du loto, qu'une soupape de sécurité du capitalisme laissant croire aux pauvres qu'ils pourront un jour échapper à leur condition et connaître enfin les plaisir quotidiens de la grande élite qui se transmet le pouvoir de génération en génération depuis des siècles et qui a bien du mal à renouveler son patrimoine génétique.

Si je mets donc cinq à ce film, ce n'est pas parce qu'il est fondamentalement mauvais, artistiquement parlant. C'est juste parce que l'idéologie qu'il véhicule est ridicule et pénible. Je l'ai toutefois cent fois préféré à la dernière stupidité de Fincher, car il possède la beauté du noir et blanc et le prestige de l'ancienneté. Je dois être un peu réactionnaire à ma façon, que voulez-vous...
Anonymus
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le 4 déc. 2011

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