Voyage dans les Balkans...
Si j'ai bien compris, l'itinéraire du principal protagoniste est le suivant : Athènes - Koritsa - Ioannina - Skopje - Plovdiv - Bucarest - Costantza - Plovdiv - les rives de la Maritsa/l'Evros (frontière gréco-bulgare). Puis le héros est censé remonter la Save et les affluents du Danube jusqu'à Sarajevo (ce qui me semble une aberration géographique).
En réalité, les incohérences s'expliquent par le fait que le personnage principal adopte le regard des autres. Keitel joue en effet un cinéaste grec vieillissant qui part à la recherche de trois bobines de film jamais développées et supposées perdues qui contiennent le premier film jamais tourné dans les Balkans, par les frères Manakis. Mais le cinéaste, qui est anglophone et ne recourt que le moins possible à sa langue natale, est parfois pris dans des plans qui le font incarner, le temps d'une vision soit l'enfant qu'il était (dans une communauté grecque en Macédoine), soit l'un des frères Manakis, soit d'autres personnages de l'histoire des Balkans, comme ce Vania qu'une veuve grecque pleure éperdûment.
Il y a le thème récurrent de la frontière (avec ce poste-frontière dans le brouillard, toujours le même, ces tampons de passeport, la polynomie des fleuves...), des minorités, de la guerre amène inévitablement à Sarajevo, ville victime, haïe de ses habitants, où les jours de brouillard sont jours de fête, car les snipers se reposent.
Il y a le thème du cinéma comme regard porté sur une époque. Avec ces beaux plans sur cette cinémathèque improvisée dans le sous-sol d'un asile, où les cartons de star hollywoodienne constituent autant de fantômes qui hantent ce cinéma désert, barricadé de sacs de sable...
Il y a les mouvements d'appareil magistraux d'Angelopoulos ; ces cols parcourus d'écharpes de brouillard ; ces villes de nuit, où un fleuve symbolise à la fois la permanence et l'instabilité (cette fameuse séquence avec la statue de Lénine démontée ; la jeunesse et la vieillesse ; l'art, qui réinvestit comme il peut l'espace politique ; la communauté, qui se manifeste notamment par sa musique (la scène du bal familial interrompu par les autorités qui confisquent le piano).
J'ai regardé ce film avec l'espoir d'y voir une radiographie des Balkans : espoir exagéré, car le film est plutôt centré sur l'errance du personnage, et s'efforce de souligner que derrière chaque frontière, on retrouve les mêmes problèmes : des minorités qui doivent cohabiter, ou réapprendre à cohabiter.
Pourquoi pas 10 ? Parce qu'en dépit de ses plans tous parfaits, qui citent parfois certains plans hollywoodiens célèbres, "Le regard d'Ulysse" abuse un peu à mon goût des plans sur le brouillard. Je vais sans doute apparaître comme le prince de Vienne qui disait de l'opéra de Mozart qu'il comptait "trop de notes", mais c'est ce que je ressens : le film aurait gagné à ramasser un peu son propos. C'est parfois un peu trop lent, un peu trop mutique, un peu trop nébuleux pour moi, et le personnage de Keitel, qui refuse l'amour que lui offre l'archiviste de Ioannina, est de manière un peu trop univoque dans le deuil - deuil de sa jeunesse, de l'amour, de la famille, de ses connaissances, de son identité.
C'est un film très ambitieux, à la narration très raffinée, qui constitue un document important sur les Balkans mais offre aussi une ouverture sur l'universel. J'aurais peut-être aimé le voir un peu plus ancré dans le réel.