Crues, ruine et dépendance
Allongé, le visage replet de satisfaction béate, Biswamghar Roy écoute. D’une passivité offerte, son corps s’oublie au profit d’une émotion qui efface le monde alentour, celle de la musique qui emplit son salon.
Lancinante, répétitive, hypnotique : les cordes et les percussions tissent un écrin pour les voix, psalmodiant des mélopées d’un autre monde, pour l’auditeur occidental, certes, mais aussi pour les autochtones qui voyagent à son contact vers des ailleurs éthérés.
Ray prend le parti de laisser toute sa place à cet art immatériel, effaçant toute ostentation de mise en scène durant les concerts pour que surgisse à travers l’écran l’émotion du personnage auditeur. Le concert final, qui s’accompagnera de la danse, est en cela renversant de maitrise : dilaté comme seuls les morceaux de musique indienne peuvent le faire, il captive et capture tout le cadre, instaure un crescendo émotionnel qui n’est pas sans évoquer les effets d’une drogue au long cours.
Car c’est bien d’une dépendance que traite le récit : celle d’un faste perdu pour cet aristocrate fin de race, qui voit dans les concerts les plus sublimes l’affirmation d’une résistance à l’inévitable changement.
Au dehors, la modernité s’installe : c’est le bruit des fanfares, du moteur des voitures, des groupes électrogènes.
Au dehors, le temps passe et la nature se déchaine sur des terres que son propriétaire ne prend même plus le temps de passer en revue : l’eau les ravine, l’orage gronde et les flots engloutissent tout, y compris sa femme et son fils.
Il faudrait se lever ; aller à la rencontre du monde. Mais Biswamghar double son idéalisme esthétique d’une trivialité idéologique. Cramponné à son droit du sang, méprisant la classe montante de la bourgeoisie, il continue à inviter : c’est aux autres de se rendre chez lui, où le témoignage de son prestige passe par de ruineux concerts. Si Ray fustige l’aveuglement d’un homme hors du temps qui perdra tout, il n’est pas plus tendre avec les parvenus qui l’entourent. La rivalité pécuniaire qui clôt le concert final en est la preuve : brusque retour sur terre, elle rabaisse et renvoie dos à dos deux classes sociales instrumentalisant les envolées hypnotiques et, croyait-on, atemporelles.
Ray équilibre ainsi avec maestria sa partition : à l’épanchement de séquences amplifiées par l’émotion, aux lents zooms sur les visages soulignant l’émotion grandissante de l’auditeur et son parcours mémoriel vers un passé révolu, il offre en contrepoint un sens aigu des détails. C’est le lustre qui traverse tout le film, symbole du prestige, mêlant les miroitements de lumières aux sons cristallins, mais se mouvant comme le balancier d’une horloge ou se couvrant de toiles d’araignées, signes d’un invincible temps.
Les scènes les plus pathétiques sont nimbées d’un éclairage presque expressionniste : les extérieurs de la découverte du corps de l’enfant montrent bien l’incapacité de Biswamghar à affronter le monde, qui se rappelle à lui de la façon la plus violente. Les lumières de l’intérieur, de plus en plus artificielles, sont travaillées par les domestiques eux-mêmes : la préparation du salon pour le concert final est en cela l’illusoire renaissance d’un passé perdu, et le chant du cygne de son propriétaire. L’insistance avec laquelle on déroule les tapis, on lave un miroir et recharge en bougie le lustre souligne de cette reconquête qui teintera les émotions musicales d’un pathétique plus intense encore. La place du miroir dans la chorégraphie finale, omniprésent et témoin silencieux du temps passé, est ainsi magistralement exploitée.
A l’aube de cette acmé, l’ouverture des rideaux sur le soleil sera l’appel final pour Biswamghar. La course à cheval qui achève le film est l’exact contrepoint de tout le récit : sur une vaste et lumineuse plage où les coques échouées annoncent la beauté des choses dernières, elle offre au cavalier dépossédé la sépulture qu’il mérite : le ciel en est la seule limite.