La famille et les codes du samouraï ne font pas bon ménage

Il est assez connu que les meilleurs films de samouraï sont regroupés autour des années 50-70, pour une raison essentielle : à travers leur critique plus ou moins virulente du code du bushido et du pouvoir féodal, ils critiquaient ni plus ni moins le pouvoir politique en place. Cette perspective subversive est à l'origine de pas mal d'expérimentations intéressantes. Or, le contexte a changé, et il est donc difficile aujourd'hui de réaliser de tels films. Il n'est guère étonnant de retrouver des remakes parmi les meilleures réussites contemporaines du genre. Néanmoins, il y a quelques perles qui sortent du lot lorsqu'il y a à la fois reprise et actualisation. C'est le cas avec Le samouraï du crépuscule, qui me donne envie d'aller voir du côté de ses deux suites officielles (La servante et le samouraï, Amour et honneur), qui portent chacun sur le même thème, à la fois simple, puissant et original, jamais ou peu traité de manière centrale à ma connaissance (à l'exception peut-être de Rebellion) : Le samouraï et le cercle familial évoluant à la fin de l'ère des samouraïs. Ici, le crépuscule des samouraïs et de tout ce que cela signifie de normalement "positif" (boire un coup avec ses potes, tenir son rang dignement, chercher à monter socialement) ouvre paradoxalement sur la naissance d'un bonheur peu goûté : celui de tenir une petite famille soudée. Une inflexion légère du thème crépusculaire, mais que je trouve très pertinente et moderne.


L'histoire est simple et tient sur un fil ténu : le personnage principal, un samouraï tout en bas de l'échelle de son clan (à la manière d'un certain personnage de Kurosawa, le film empruntant d'ailleurs aussi le thème du samouraï en quête de paix, mais avec un traitement assez différent : non plus l'éclosion du sujet face à la collectivité, mais le sacrifice de l'individu social au service de la protection des liens familiaux), n'a qu'une ambition : protéger sa famille des maux du monde extérieur. La réalisation est très classique, voire académique, mais pour le coup est adéquate au sujet : elle capte parfaitement ces petits moments de joie où par exemple toute la petite famille vient accueillir le père, les bruits de la ferme (les animaux, le feu de cheminée, ...), les moments calmes de la nature, bref tout détail qui pourrait amplifier cette petite boule de chaleur familiale et cette impression d'apaisement général. L'ambiance m'a beaucoup fait penser au début d'Impitoyable (nous rappelant ainsi la parenté entre chambara et western). Le rythme est assez lent mais sans être jamais chiant si on sait à quoi s'attendre : la personnalité du samouraï ne correspond pas à celle d'un guerrier, et fait même tout pour cacher ses talents de bretteur pour éviter de s'attirer des ennuis, et le seul moment où il se décide volontairement à se battre, c'est pour défendre son amie d'enfance contre son mari violent. Nous y découvrons d'ailleurs un style très peu usité dans le chambara à travers une belle démonstration malheureusement assez brève : le sabre court. Il faudra attendre la fin pour avoir avoir droit à un autre duel, qui est assez surprenant par son anti-climax. A noter : un démontage d'un sabre à l'instar d'un pistolet (je n'avais jamais vu ça dans un chambara).


Dans sa première partie, le film touche à plusieurs aspects collatéraux, comme l'implication d'être sale dans le cadre d'une visite officielle d'un supérieur (l'apparence est très importance dans ce cadre), l'ascension sociale que refuse le samouraï pour protéger sa famille d'une influence néfaste (alors que pour un samouraï, l'ordre d'importance est inversé), l'importance égale de l'éducation pour former l'esprit et d'une activité pratique pour être utile (alors que l'éducation pour les femmes était secondaire), et bien d'autres petites choses. Tous ces thèmes sont essentiellement structurés autour de la pacification du samouraï, effet direct du fait d'avoir une famille qui compte sur ce dernier. Une chose non anodine pour un japonais à l'époque, puisque le devoir était de coutume prioritaire aux sentiments. Logiquement, c'est le choc frontal entre ces deux pôles dans la seconde partie lorsque tout le monde sera au courant des talents du samouraï. Parallèlement, lentement mais sûrement, une relation amoureuse (difficile puisqu'ils sont de deux classes sociales différentes) s'instaure entre le samouraï et son amie d'enfance qui n'est jamais pesante ni naïve, mais belle, tendre, et pudique. Les thèmes de différence sociale, et d'opposition devoir/sentiments, ne sont pas nouveaux, mais sont traités avec suffisamment de sobriété et d'affection pour que l'on s'attache au sort des personnages. De plus comme je l'ai dit plus haut, l'approche n'est pas si classique que ça. En outre, la tension dramatique entre famille et monde féodal est amplifiée par le fait qu'il s'agisse de la fin d'une ère : ce samouraï est précurseur, mais arrive trop tôt et se heurte à une tradition persistante, abêtissante. Hormis cette dernière, seuls quelques corps flottant au milieu de la rivière, victimes d'une pauvreté et d'un régime difficiles, heurtent la fragile cellule familiale. Un film crépusculaire (par rapport à une tradition et des valeurs en perte de signification) faisant écho à des questions vraiment actuelles : la population vieillissante, les familles en lente décomposition, redonner du sens quoi qu'il arrive (face à la tradition et à la modernité).


Finalement, il manque assez peu de choses au Samouraï du crépuscule pour marquer le genre. Peut-être une réalisation (il faudrait que je le revoie en BR, car l'image du DVD est terne et ne fait pas honneur à la photographie du film) et une narration plus ambitieuses (il y a une voix off féminine qui n'apporte pas grand chose, sinon bien arrondir les angles, histoire de tout bien comprendre, et qui est peut-être aussi là pour accentuer la tendance pacifiste du film). Mais en tous cas, les acteurs jouent juste, et ne tombent jamais dans le pathos comme j'ai pu le voir par exemple dans les Gosha de sa période années 80, et contribuent grandement à la réussite du film. La petite musique est discrète et n'est pas franchement inoubliable, mais en même temps épouse bien les sentiments des personnages, sans jamais être trop mélodramatique. Enfin, ça fait du bien de voir un peu autre chose dans le genre, bien que ce ne soit pas non plus révolutionnaire (bon en même temps difficile de l'être : comme dans le western, c'est ultra codifié, et le jeu c'est de jouer justement avec les codes, ce que je trouve assez réussi ici).

Arnaud_Mercadie
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Le cinéma japonais n'est pas mort ! (2000 à nos jours)

Créée

le 1 mai 2017

Critique lue 340 fois

3 j'aime

Dun

Écrit par

Critique lue 340 fois

3

D'autres avis sur Le Samouraï du crépuscule

Le Samouraï du crépuscule
Lilange
8

Le Crépuscule du Chanbara

Du samouraï loyal au samouraï sans honneur, le sujet a connu moultes illustrations cinématographiques. Dans sa trilogie du samouraï, inspirée de nouvelles de l’ère Edo par Fujisawa Shūhei, Yamada...

le 8 août 2023

9 j'aime

Le Samouraï du crépuscule
Petitbarbu
8

C'est l'histoire d'un keum...

qu'a un job pas banal, Samouraï. Il crèche dans une campagne paumée, comme il en existe beaucoup chez les nippons à l'aube de l'ère Meiji. Son blaze c'est Seibei. Fait gaffe si t'as pas vu le film,...

le 18 avr. 2015

6 j'aime

Le Samouraï du crépuscule
IllitchD
6

Un homme ordinaire

Jidaigeki dramatique, Le Samouraï du crépuscule / Tasogare seibei (2002) de Yoji Yamada (Tora-san – C'est dur d'être un homme, 1969-1996) met en scène un chambara de facture classique. Á la mort de...

le 2 juin 2012

5 j'aime

7

Du même critique

Le Sabre
Arnaud_Mercadie
9

De la perfection de l'art samouraï

Là où Tuer se distinguait par son esthétique élégante et toute en retenue, conforme à une certaine imagerie traditionnelle du Japon médiéval, Le sabre frappe par sa simplicité et son épure formelle...

Par

le 27 avr. 2017

10 j'aime

Qui sera le boss à Hiroshima ?
Arnaud_Mercadie
8

Critique de Qui sera le boss à Hiroshima ? par Dun

C'est avec ce second épisode que je prends enfin la mesure de cette ambitieuse saga feuilletonesque sur les yakuza, qui mériterait plusieurs visions pour l'apprécier totalement. Alors que j'étais en...

Par

le 15 avr. 2017

8 j'aime

Mind Game
Arnaud_Mercadie
8

Critique de Mind Game par Dun

J'avoue avoir repoussé la séance à cause de l'aspect expérimental de cet animé de peur de me retrouver dans du sous Lynch un peu trop obscur (non que je déteste l'idée, mais ça peut rapidement tomber...

Par

le 5 mars 2019

8 j'aime