Les westerns mettant en scène des afro-américains ont été rares avant que Ford ne réalise Sergeant Rutledge. Il y en eu quelques-uns dans les années 30 et 40, mais c’est Ford qui lança véritablement le mouvement. A partir de ce film la présence des afro-américains à l’écran devint de plus en plus importante.
Ford a réalisé ce film durant une période de forte tension raciale aux USA, c’était un sujet explosif. Il a ainsi mis l’Amérique face à ses démons. Mais il l’a fait à sa façon, sans être vindicatif ou lourdement accusateur. Il l’a fait en racontant une histoire et en n’oubliant jamais l’humour. Le sujet qu’il a choisi est loin d’être neutre : celui d’un sergent afro-américain accusé de viol et de meurtre d’une fille blanche. Une accusation courante qui a conduit à la mort de nombreux afro-américains. En situant l’histoire à la fin du XIXe siècle, à la période des westerns il a pu aborder le thème de manière distanciée, mais impossible de s’y tromper, c’est bien du présent qu’il parle !
Dès les premiers instants Ford nous captive, il a l’art d’un conteur, on entre dans son récit et on le boit : en quelques plans il présente ses personnages et en dresse des portraits bien croqués. Par ordre d’apparition à l’écran :
- Tom Cantrell : un séduisant lieutenant qui arrive à la bourre couvert de poussière et qui se révélera être l’avocat du procès qui va s’ouvrir
- une bande de pies jacasseuses, les femmes d’officiers qui se sont précipitées au procès pour avoir matière à commérer sur un sujet affriolant : le viol d’une blanche par un noir ! Si le ton de Ford est sarcastique quand il met en scène ces personnages, il n’est jamais méchant. Il offre juste un miroir et le reflet qu’il renvoie peut-être déplaisant…
- au milieu de ce flot de femmes qui jacassent à qui mieux mieux, une jeune femme droite et silencieuse, qu’on repère immédiatement Mary Beecher, témoin à décharge. Ford n’est pas manichéen : tous les blancs, même américains, ne sont pas racistes !
- le jury qui n’est pas très fin et dont les membres sont avec les pies jacasseuses l’un des ressorts comiques du film à certains moments,
- l’assesseur, le capitaine Shattuck, qui fait son job d’accusateur mais qui laissera éclater sur la fin des propos racistes violents
- enfin après toutes ces présentations arrive l’accusé, un sergent noir nommé Braxton Rutledge, un homme digne qui reste parfaitement maître de lui-même durant tout le procès contrairement à la plupart des autres participants.
Ford déroule le procès en utilisant le procédé classique du flash back. Chaque témoin appelé raconte ce qu’il a vu. On peut se fier à leurs récits, ils ne mentent pas… L’avocat de la défense le reconnaît sans problème. Pourtant même si toutes les apparences sont contre le sergent Rutledge, aucun de ces témoins n’a vu le crime… donc tout reste de l’ordre de la supposition, de l’interprétation et quand on est un noir on ne peut qu’être très facilement suspecté plus que n’importe quel autre. Ici, le sergent est déjà condamné dans l’esprit de tous les participants à ce procès.
Au cours de la reconstitution des événements, Ford donne l’occasion aux afro-américains de s’exprimer. Ainsi Moffat au moment de mourir dans les bras de Rutledge a ces dernières paroles : « Nous sommes idiots de nous battre pour les Blancs ». Mais Rutdledge rectifie : « On ne se bat pas pour eux, on se bat pour notre fierté ». Ou bien tandis que Rutledge chevauche avec Cantrell : « ça allait bien à M. Lincoln de dire que nous étions libres, mais ce n’est pas vrai. Pas encore. Peut-être un jour, mais pas encore ».
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur ce film dense à tous les niveaux : par ses dialogues, par son contenu, par ses personnages, par son message le tout à travers une mise en scène impeccable comme toujours. Ford tout occupé à la cause qu’il défend ici, n’oublie pas de nous offrir de magnifiques images de l’Ouest, sinon il ne serait plus Ford !