Dans les couloirs de l'hôtel où Anna et Esther sont échouées, il y a un fantôme qui rode. Il n'a pas de nom, ni de visage. Il parle une langue étrange, ne fait que roder, raser les murs, rentrer dans les chambres et tout perturber. Ce fantôme est celui du bruit. Il est là, partout. Eclat de l'horloge et du verre qui se brise, des pas résonnant sur le sol, des coups de ce pistolet de plastique que brandit l'enfant perdu. Dans cette œuvre dont le titre résonne comme un vide, une absence - un néant ; le bruit est là, partout. Il s'infiltre, incarne tout, touche à tout sauf à deux choses que Bergman préserve de la visibilité : entre Anna et Esther, il y a un écart, un malaise, qui se creuse, se consume, brûle jusqu'à la folie. Cet écart reste au silence, aux passages d'une langue étrangère, aux mots les plus durs qui se susurrent et qui mentent. Ce fossé, Bergman ne le filme pas. Il le laisse aux voix qui se taisent, au regard clair de l'enfant qui observe et voit les tanks advenir sous sa fenêtre : chaque plan sur lui se fera en silence. Le Silence et l'Enfant ne cesseront d'être unis, d'offrir au film la douceur couronnant la sécheresse de ses douloureuses esquisses. Le Silence du titre, c'est le silence de cet enfant qui regarde Esther et Anna se désaimer et se le dire. Ingmar Bergman pensait qu'il n'y avait pas d'amour. Qu'il n'y avait juste qu'une trainée de haine et le silence de Dieu. Etrangement, dans Le Silence, il n'est jamais question de ce Dieu qui se tait. Le Silence de Dieu est devenu celui des hommes, et tout cela est plus violent encore, car Dieu était invisible, alors que les deux sœurs se voient, ne se quittent pas des yeux.

"Quand père est mort, tu as dit : A quoi bon vivre ?. Pourquoi est-ce que tu vis, alors ?" : Anna regarde Esther de ses yeux de chat, sans poésie, derrière la rambarde du lit. Elles ne seront jamais plus proches que dans ce plan, où soudain la rancœur ressort. Esther pensait que la vie avait un sens, Anna l'avait voué à ses futilités. Mais l'une aimait l'autre et l'autre ne le voyait pas : l'amour incompris, qui ici éclate, se fait alors la clé du film. Le Silence, ce n'est pas l'absence de bruit, car le bruit est partout. C'est plutôt, pour le film, l'incompréhension à l'appel de détresse ou d'amour de l'autre, l'impossibilité de la comprendre, la barrière des plans fracassés et cette langue qui sépare l'intérieur (la chambre) de l'extérieur (l'hôtel). A la fin, Esther agonise et parle sans pudeur aucune de sa souffrance à l'homme de chambre qui est devant elle. Sauf que cet homme ne parle pas la même langue. Son regard se fait alors perdu. Bergman y filme la volonté de comprendre et d'aider, mais se bloque à cette barrière qui s'installe et détruit tout.

Cette barrière entoure et condamne chaque plan. Les plans, justement, sont serrés, mouvants. L'entrée des personnages à l'intérieur y est toujours violente, surprenante, envahissante. C'est leur corps, imposant, bête de froideur pour l'une et de sensualité pour l'autre, qui briseront son silence. La mise en scène de Bergman n'est pas immobile, ne laisse jamais le silence advenir, le plan durer, devenir autonome. Elle raconte son histoire, pleine de rage et de beauté, remplie de souffrance mais sans mélancolie. Tout ce bruit dont Bergman filme chacun des éclats rend le silence entourant Esther plus douloureux encore : elle est couchée dans son lit et ne pleure pas, elle gémit de douleur, car elle voit, enfin, les yeux plongés dans le noir de la couverture, ce qu'était la réponse à la question du Sens à donner à sa vie. C'était l'amour et il ne faisait que lui échapper, se taire à tout jamais, se taire dans le bruit et le vacarme sourd des alentours. Dans les couloirs de l'hôtel, jamais le fantôme ne cessera de rôder.
B-Lyndon
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le 15 févr. 2014

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