Reagan et Cruise en string en plein beach-volley et c'était parfait

Le cinéma de Michael Mann est tellement magnétique, il deviendrait passionnant avec un scénario ; or ici, il y en a un, le classique du psycho-killer (né avec le roman Dragon rouge de Thomas Harris). Mais il est maltraité et finalement trahi ; quelques entorses pendant les deux tiers qui sont la moitié du livre, puis une course à l'abîme, ouverte par l'introduction de Reba McClane. Ce film efface carrément une séquence essentielle (le passage au musée), se moque du crucial et du tueur, en particulier de ses motivations : 'la Mâchoire' voudrait être aimé ! Le bec de lièvre forcément apparaît, mais le profil physique préoccupe peu les enquêteurs, obsédés par la recherche matérielle et l'intuition magique de Graham. Le psychologique et biographique sont vaguement évoqués, sans jamais venir au cœur des discussions entre collègues, à de misérables exceptions près (avec Graham compatissant pour l'enfant probablement torturé mais condamnant l'adulte).

Or le livre est un modèle pour le polar en trois temps – enquête, fouille du passé, quotidien sous haute tension du tueur. Ici, la première accapare l'essentiel, vient à s'engluer comme dans le livre, mais sans le relai de la deuxième (inexistante) et avec une troisième au rabais – pour aller vers une conclusion ridicule. Entretemps, en glissant des détails stupides en eux-mêmes en plus de piétiner le don du livre (exemple, le tueur est censé avoir 34 ans et peser 100 solides kilos ; mais l'acteur, de bonne stature et vaguement musclé, semble en avoir 50 et le tueur du livre en avait 42) ; puis en gâchant la relation avec l'aveugle, que le film s'empresse de jeter dans ses bras, avant de pousser le tueur contre elle (d'une manière ridicule qui sauf la violence ressemble à de l'atavisme de soap). Le gâchis s'étend à l'ensemble des personnages et de leurs relations ; Graham, anti-héros, 'loser' épuisé (éreinté pour être le plus fidèle) devient à l'écran un gentil monsieur qui a l'air de souffrir, mais pas au point d'être à regonfler s'il devait retourner à son activité habituelle – modèle pour shampooings.

Dans le livre, une usure s'installe entre lui et sa femme à cause de l'affaire ; cette femme est assertive, a des propos scabreux ou durs ; dans le film, c'est un sosie de Pascale Clark distant et sceptique mais toujours conciliant. D'ailleurs l'enfant s'avère son fils, ou l'appelle Papa malgré la vérité pour souligner à quel point désormais tout est réparé ; nous sommes aux antipodes de la conscience des fragilités et défis humains prégnante dans le livre (mais le Dragon rouge avec Norton est à peu près aussi creux concernant les questions familiales et nie qu'elle soit recomposée). Puis bien sûr... Hannibal ! Le voilà devenu Lektor, un méchant crédible et assez intimidant ou embarrassant finalement. Mais Lektor est un pharmacien 'secrètement' edgy qu'on se force à regarder dans les yeux avec l'air le plus dégagé possible afin qu'il ne réalise surtout pas qu'on sait qu'il est malsain (bien que ça soit aussi éclatant que la culpabilité de La fille au bracelet !) – et pour qu'il ne trafique pas nos anxiolytiques. C'est fatalement terne par rapport au personnage d'Hopkins, mais c'est déjà bien – ce Lecter plus passe-partout, potentiellement plus effrayant car plus 'primaire' et proche, est même assez bien pour être un des atouts du film sur lesquels, dans l'absolu, il n'y aurait pas de déception – sinon sa trop rare présence.

Ce qui donne de l'intérêt à cette adaptation piteuse doublée d'un polar préférant la médiocrité, c'est le style, mais il vient confirmer le caractère bancal de cette entreprise. Le sixième sens est peu immersif et férocement contemplatif, il offre un 'bain d'ambiance' façon clip. La bande-son est au diapason d'un optimisme radieux, les plans sont souvent beaux, l'atmosphère léthargique et agréable. C'est un film cool, presque un film de plage, qu'on a l'impression d'observer derrière des lunettes de soleil, en proie à des rêveries – simplement effleurées par l'idée des meurtres et par les manifestations sombres des appétits humains. Je m'attendais à voir nos héros médaillés par Reagan pour le final, avec un échange de sourires épanouis et sincères capturés par l'objectif de journalistes un peu envahissants certes mais respectueux de ce moment de grâce. On peut venir au Sixième sens en mettant de côté toutes ses attentes liées à la trilogie avec Anthony Hopkins ou même la saga Hannibal Lecter en général ; il faut davantage abdiquer et n'espérer qu'un thriller sans substance (avec quelques éclats comme la laideur fascinante du tueur) et de rapports que superficiels non seulement avec le roman, mais surtout avec ce qui fait l'identité de ce cas criminel (le Dragon rouge et William Blake sont seulement cités autour de la scène avec Lounds).

Le sixième sens a probablement tant de pudeur pour éviter la grossièreté et l'insanité de ces histoires de tueurs fous avec pipi au lit et processus de transformation de leurs victimes femelles en salamis ; par contre, être la déclinaison psycho-killer de Top Gun ou n'importe quel film de surfeur ou joyeux blockbuster estival de l'époque, pas de problème. Le plus grave demeure l'évacuation de tout ce qui concerne l'enfance (à cette séquence près où Graham se repaît de secouer le « confort moral » de Crawford, lequel ne répond rien à cette pitoyable provocation). N'écoutez pas les gens capables de vous dire ou d'écrire que ce film serait plus subtil que Dragon rouge de 2002 (inférieur stylistiquement, supérieur sur tout le reste y compris visuellement) ; ces snobs n'ont simplement pas lu le roman et/ou préfèrent le supposé précurseur aux opus de la saga que [car] tout le monde connaît. Je pensais avoir été mitigé, en le découvrant jeune, surtout à cause du poids du Silence des agneaux et Hannibal ; j'avais simplement raison d'y trouver un cinéma 'vide', celui urbain et planant de Michael Mann (qui à l'époque avait infligé Public enemies), l'esthète qui ne supporte pas la campagne et l'éloignement de la civilisation, mais nous invite tout contre elle, endormie.

https://zogarok.wordpress.com/2024/09/01/le-sixieme-sens/

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le 1 sept. 2024

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