On dit que les grands artistes travaillent toujours la même pâte, obsessionnellement. Et de fait, "El Sur" (1983) évoque avec une force surprenante le premier chef d'oeuvre de Victor Erice "El Espíritu de la colmena" (1973) : même photo crépusculaire, même mythe de l'enfance, de ses fantasmes, de ses fantômes qui se glissent dans ces tableaux vivants dignes de Caravaggio, même toile de fond d'une Espagne victime de son propre silence. L'univers d'Erice est cloisonné mais il n'est pas mourant pour autant. Au contraire, il grouille de vie tant il se nourrit du fantasme. Le fantasme de l'enfance comme se la représente l'auteur - peut-être autobiographique, celui d'une certaine Espagne, d'un temps révolu. S'y superpose le fantasme du monde adulte, peuplé de monstres, de points d'interrogations, de phrases inachevées. À cet égard le sublime travail du chef opérateur José Luis Alcaine est essentiel. On baigne dans une lumière de rêve, précisément parce que tout a une qualité de souvenir, de reconstitution (au carré), le regard est déformé par le temps, déformé par l'imagination, par la mémoire qui romantise tout ce qu'elle touche. La patience, la délicatesse, le sens du détail du film montrent à quel point Erice a foi en ce cinéma comme un art à part entière. Furieusement littéraire, "El Sur" est un immense film où l'on rembobine le temps comme une pelote de fil rouge sang, où l'on cherche son futur à l'aide d'un pendule, où l'on raconte l'amour de nos parents, ces êtres que nous ne connaissons pas.