Prendre son envol en renonçant au terre-à-terre

De la pré-production du "Tambour" on peut retenir une anecdote signifiante, racontée par Volker Schlöndorff lui-même lors de l'édition 2017 du festival international du film de La Rochelle. "J'ai traversé l'Europe pour chercher mon acteur principal dans les cirques, car il me fallait un nain, comme dans le roman que j'adaptais. Seulement, ça n'allait pas car je ne voulais pas donner l'impression d'un documentaire. Mon intention était de faire un film sur un homme qui ne veut pas grandir ! C'est devenu une évidence : il fallait que je prenne un enfant". Ou comment le cinéma prend son envol en renonçant au terre-à-terre. Car dans "Le Tambour", le registre du conte prend la forme d'un pacte tacite entre le spectateur et le film : celui de croire qu'un petit garçon de 3 ans qui en fait 11 peut cesser de grandir avec un peu de bonne volonté et un coup sur la tête. Une métaphore qui n'enlève en rien la dimension réaliste du film, l'exacerbe au contraire, de la montée du nazisme à la chute d'Hitler.


Il n'y a en effet pas de confrontation au réel plus choquante et authentique que celle qui vient castrer la douceur et l'insouciance fantasmée. C'est ainsi que le métrage déploie sa mécanique narrative, justifiant pleinement qu'elle s'attarde en préambule sur la famille du personnage principal, et sur son enfance encore préservée des défilés de croix gammés. Ces préliminaires introduisent un registre grotesque qui prend tour à tour un goût fruité ou amer. Du coït précipité dans un champ de patate en ouverture à la naissance en caméra subjective de l'enfant déjà conscient de la médiocrité du monde qu'il découvre, le récit dévoile son absence de pudeur et sa fantasmagorie sans jamais oublier de montrer le revers de la médaille. Car si le ménage à trois des parents de notre anti-héros se veut d'abord aussi grisant qu'improbable, ce sera pour mieux le déconstruire par la suite, dans le sang et les larmes. Ce déroulement cyclique constamment renouvelée évite ainsi le misérabilisme tout en s'attaquant à une des périodes les plus sombres de l'Histoire. A la manière de "Little Big Man", "Le Tambour" mêle ainsi fresque historique et individuelle avec une spontanéité remarquable. Ils font de leur protagoniste respectif un témoin et une victime de son époque, sans jamais oublier qu'il est l'acteur impulsif et désirant de sa propre vie.


Une maîtrise là encore improbable pour un enfant d'abord symbolisée par son tambour dont il ne se sépare jamais, puis par ses deux dons surnaturels : celui de casser les vitres par son propre cri et celui donc, d'arrêter de grandir. De tels postulats sont fondés sur un paradoxe crucial : le petit homme jouit d'une connaissance aiguë de ce qui l'entoure, mais c'est justement cela qui l'incite à rester immature. Avec de tels bagages, il devient alors aisé de lui faire traverser des événements comme les parades militaires nazis, l'invasion de la Pologne, la vandalisation des magasins juifs et l'occupation de la France par l'Allemagne, sans qu'il reste pur figurant. Le voilà ainsi qui saborde un discours nazi en changeant l'air de musique par la seule cadence de son tambour, entraîne son père Polonais au milieu des combats urbains, pour finalement accepter de jouer dans une troupe de cirque venant égayer les troupes allemandes. Ce n'est pas autrement que le film transcende tout discours moraliste : son personnage n'agissant que par impulsion, il s'avère entièrement irresponsable, comme s'il se pavanait durant une longue fête alcoolisée, où mettre un pas devant l'autre devient aussi naturel que de réfugier sa tête entre les jambes de la servante de famille.


Tout cela en dit aussi long sur le déni généralisé de la population allemande de l'époque que sur le désir inhérent à l'homme de retrouver sa condition première, inondé de chaleur humaine. Mais après la gueule de bois vient l'inévitable retour à la réalité, qui se traduit dans "Le Tambour" par la perte des êtres chers, suivie de la douloureuse mais nécessaire perte d'innocence, déjà anticipée par une voix-off qui ne laisse aucun doute sur la nature tragique du récit. Si dans "L'enfance d'Ivan" Tarkovski dresse le portrait d'un enfant voulant à tout prix être adulte, Schlöndorff décrit ici l'inverse : la destinée d'un homme refusant de grandir, au milieu d'une société malade aux corps malmenés.


Voir ma critique de "Little Big Man" : https://www.senscritique.com/film/Little_Big_Man/critique/38285594

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le 5 juil. 2017

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Marius Jouanny

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