"Le train sifflera trois fois", personne n'est étranger à ce titre. Rien qu'à l'entendre, on imagine déjà le western classique, à grand renfort de duels au pistolet, de bandits en cavales et de chevauchées à travers l'ouest, le tout esquissé sur fond de sentiments d'honneur et de justice. La plupart des "novices" comme moi s’apprêtent déjà à prendre leurs jambes à leur cou. Sauf qu'en réalité, le film n'a pas atteint son statut de mythe pour être une caricature du genre, il est bien plus subtil que ça.

Tout d'abord, la force du Train sifflera trois fois, est que sa propension à captiver le spectateur ne réside pas dans un enchaînement d'actions ne lui laissant pas deux minutes de répit, mais une longue attente, une tension allant crescendo vers un climax inéluctable. On suit ainsi Will Kane (Gary Cooper), un shérif apprécié de sa bourgade, qui voit revenir le jour de son mariage un criminel ayant purgé sa peine, et avide de vengeance envers celui qui l'avait fait arrêté cinq ans auparavant. Informé de son arrivée par le train de midi une heure à l'avance, Kane va occuper son temps à rassembler le maximum d'hommes parmi ses nombreux amis, afin de faire face à Frank Miller et ses trois acolytes. Une heure durant laquelle le spectateur suivra minute par minute l'évolution du personnage, en apprenant davantage à son sujet grâce à ses interlocuteurs, confiné à un statut de partenaire de misère, impuissant face aux doutes et désillusions du protagoniste.

Ce shérif, si respectable et aimé de tous, se voit ainsi confronté petit à petit à la couardise de la population locale et son indifférence concernant ses nombreux accomplissements pour le bien de la communauté, "au fond, tout cela leur est bien égal". Une critique acerbe de la société donc, où l'individualisme n'a d'égal que la peur et la recherche de tranquillité à tout prix. L'homme, délaissé également par sa femme qui prône la non-violence et réprouve son besoin de rester en ville, se retrouve alors seul au seuil de la mort. Convaincu de sa défaite, il se résigne et va même jusqu'à rédiger ses dernières volontés en les signant tout de même d'un subtil message d'espoir : "à ouvrir seulement en cas de décès". Assis à son bureau, il attend, écoutant venir le train, qui ne sifflera trois fois que si l'un de ses passagers descend.
On l'aura compris, la notion principale du film est bien celle du temps qui passe, qui s'échappe, vers une mort inévitable. Les nombreux plans sur les horloges, le récit en temps réel et les multiples évocations par les personnages du temps imparti sont là pour nous le rappeler. Mais que ce soit à l'échelle d'une vie ou de quelques instants, la logique est la même : comment appréhender ce compte à rebours universel qui nous est imposé; avec résignation, amertume, déviance ? Notre héros n'est heureusement pas infaillible, et affronte avec beaucoup d'humanité tous ces états d'âme.

Ce que j'aime également dans ce film, c'est la multitude de sentiments qu'il provoque; et ce non pas en nous donnant à voir des images spectaculaires, mais par l'authenticité du discours des personnages, encore décuplée grâce la tension créée par l'attente. Une telle sincérité est octroyée aux "amis" du protagoniste, que l'on ne peut s'empêcher d'adhérer à leurs arguments et de penser "mais oui, pourquoi il ne fuit pas ce pauvre fou !". Finalement, que ce soit par honneur, devoir ou défis, le doute ne sera jamais vraiment levé quant aux intentions du shérif. Chacun sera libre de lui attribuer les motivations qu'il veut, selon la lecture qu'il aura faite de ce protagoniste au combien énigmatique.

Par ailleurs, toujours dans l'idée du traitement des personnages, j'ai été très étonnée de la place accordée aux femmes; d'autant plus de la part d'un film d'un genre aussi viril. Ici, elles ne servent pas juste de faire-valoir ou d'écervelées divertissantes : elles occupent une réelle place dans le récit, en allant jusqu'à incarner le courage et l'héroïsme qui faisaient défaut aux hommes de main du shérif.

Un film très moderne donc, qui transcende habilement les limites imposées par l'unité de temps et de lieu grâce à la finesse du scénario et l'écriture des personnages. Subtil et réflexif, seul importe ce que pourrait penser un homme abandonné de tous et persuadé qu'il va mourir.
Quoi qu'il en soit, il y a deux choses qui m'ont profondément marquée dans ce film et que je ne suis pas prête d'oublier : tout d’abord la magnifique scène où Will Kane, seul dans la rue, voit s'en aller son épouse et son ancienne amante, prenant alors conscience de toute sa solitude et sa vulnérabilité, et enfin la chanson, qui revient sans cesse, un peu comme un pilier, une ritournelle destinée à soutenir le héros :

"Et si toi aussi, tu m'abandonnes..."
Apprederis
8
Écrit par

Créée

le 3 févr. 2014

Critique lue 2.6K fois

43 j'aime

8 commentaires

Apprederis

Écrit par

Critique lue 2.6K fois

43
8

D'autres avis sur Le train sifflera trois fois

Le train sifflera trois fois
Sergent_Pepper
8

Un justicier chez les vils

Passionnant exercice de style, Le Train sifflera trois fois prend le parti du temps réel : on annonce d’emblée l’arrivée, d’ici 90 minutes, d’un dangereux criminel expulsé cinq ans plus tôt, par le...

le 22 févr. 2017

51 j'aime

1

Le train sifflera trois fois
Apprederis
8

La mort aux trousses

"Le train sifflera trois fois", personne n'est étranger à ce titre. Rien qu'à l'entendre, on imagine déjà le western classique, à grand renfort de duels au pistolet, de bandits en cavales et de...

le 3 févr. 2014

43 j'aime

8

Le train sifflera trois fois
Kalian
9

And for what?

11 heures du matin. Un marshall prêt à prendre sa retraite et à quitter sa ville à la suite de son mariage. Un bandit, qui terrorisait les habitants et avait été mis hors d'état de nuire par notre...

le 20 oct. 2010

41 j'aime

5

Du même critique

L'Enfer
Apprederis
9

Terrifiant

Ce film m'a totalement bouleversée ! Moi qui étais d'abord réticente à l'idée de le voir, j'ai fait là une de mes plus belles découvertes (merci Arte!). Le synopsis est simple mais efficace : un...

le 21 juin 2011

45 j'aime

5

Lettre d'une inconnue
Apprederis
9

Critique de Lettre d'une inconnue par Apprederis

Un livre qui, à peine terminé, entre directement à la 4ème place de mon top 10, ca mérite bien une petite explication. Lettre d'une inconnue est une oeuvre profonde, obscure et bouleversante. Et pas...

le 19 janv. 2013

44 j'aime

9

Mémoires d'une jeune fille rangée
Apprederis
9

L'enfance d'un génie

Voici LE livre qui m'a fait tomber éperdument amoureuse de Simone de Beauvoir ! Moi qui m'attendais à lire un classique un peu poussiéreux et par moment ennuyeux, longuet... Il n'en est rien. Simone...

le 11 déc. 2012

44 j'aime

10