Dans une très belle scène du film, Paul, témoin de la tentative de suicide de sa maîtresse devant ses yeux et ceux de son mari, confie avec pudeur cette phrase : "Ceux qui vont se suicider, t'as l'impression qu'ils sont déjà plus là, qu'ils sont déjà de l'autre côté"
Cette réplique glissée avec douceur - comme tout dans ce film - résonne comme l'aveu déchirant de ce dont ce très beau Garrel entreprend de faire voir : dans ce film qui se terminera sans aucun doute sur un suicide, filmer ce qui n'est déjà plus là, ce qui est déjà de l'autre côté - les visages, les gestes, les murmures oubliés, et le temps. Tout fuit, tout s'écoule, la Porsche rouge sillonne les routes d'Italie et d'Allemagne et fait sourdre la présence de l'être bientôt mort. Si les films de Garrel ont une force peu commune et qui n'appartient qu'à eux mêmes, c'est qu'ils ont cette mémoire qui est celle de la vie. Qu'en un sens, les visages qui se meuvent dans la précision du cadre, ils sont déjà morts, ils sont déjà partis, ils sont déjà ailleurs, et que s'il faut filmer c'est pour filmer l’événement de ce départ, le souvenir de ce que c'était, la vie.
Ce qui est encore plus beau, c'est que le film entreprend la même route, celle de l'ailleurs, celle de l'absence. Peut-être que le film est lui aussi mort, au sens clinique du terme : les fils narratifs sont déliés, rien ne se raconte si ce n'est que l'histoire d'un regret soulagée par la mort, l'atmosphère est funèbre, pas mélancolique. Le cinéma de Garrel, il arrive après l'action, après la vie. Il ne s'embête pas à montrer, à faire du concret. Il se place à côté de ce concret et filme ses accidents, ses déviances, ses cassures et sa nuit. Chaque mot, chaque geste est dédié à cela, à cette fuite à l'envers, à cette perpétuelle transformation en fantôme. Les personnages sont rarement plus de deux à l'écran, et leur rôle dans la scène est toujours la même : l'un s'occupe de ce qui existe et fait la vie (payer un café, acheter des médicaments, aborder une prostituée), l'autre s'écarte, attend, puis marche et regarde l'immensité de la nuit. Et ce sont toujours ces gestes que Garrel va filmer, comme une tentation, un désir froid, intime, mécanique. A ceux qui bouclent leurs récits, Garrel semble répondre par une écriture rapide, écriture vraie, écriture de trous narratifs en se délestant de ne pas les boucher. Parce qu'il y a dans la mort ces vides indicibles et déraisonnables, et dans l'instant où la mort survient cette latence, cet élan, cette esquisse de panique douce où l'action n'existe plus. Garrel ne sait pas que filmer la mort, il sait aussi filmer les visages pendant et après son passage. Et il est peut-être le seul aujourd'hui.