Nanar réactionnaire se dégonflant comme une baudruche pour certains, meilleur film de M. Night Shyamalan pour d’autres, Le Village a divisé la critique à sa sortie en 2004. Et pour cause, son réalisateur est du genre qui agace par son talent arrogant, talent dont il fait preuve ici probablement plus que dans aucun autre de ses films précédents - pourtant déjà de haute volée - ou suivants.
Alors oui, Le Village est un film réactionnaire, mais au sens propre du terme. C’est la réaction d’un auteur face à la terreur qui a frappé les Etats-Unis après le 11 septembre. C’est l’aboutissement de son obsession, de sa fascination pour ce mécanisme viscéral et instinctif, ce phénomène social et mystérieux qu’est la peur, et plus encore sa fabrication. C’est ce qu’explore Shyamalan dans cette histoire où la peur est le produit d’une mise en scène à la Truman Show (d’ailleurs il y a ici, comme dans le film de Peter Weir, cette scène où l’on découvre la limite d’un monde fictif). Cette mise en scène, c’est en fait la solution radicale qu’ont trouvé les Anciens dudit village pour protéger leurs enfants de ce qui est leur peur véritable, le monde moderne avec ses villes, nouvelles Sodome et Gomorrhe, sa violence et sa corruption par l’argent. Sur le mode de l’allégorie, Le Village se fait donc l’écho de la façon dont les Etats-Unis se sont plongés dans la peur du terrorisme et de l’étranger, et comment leur gouvernement, avec l’aide des médias, a joué de cette obsession sécuritaire dans une politique de la terreur et de lutte contre « l’axe du mal ». Et cette fin amère, où les Anciens jusqu’au-boutistes décident d’instrumentaliser la mort de l’un d’entre eux pour donner une réalité à leur mascarade, confirme la dimension critique du film. En faisant cela, les Anciens perdent ironiquement ce qu’ils s’étaient jurés de protéger : leur innocence. Et la perpétuation de leur mode de vie n’a plus alors rien d’utopiste, ce n’est qu’un triste mensonge. L’enfer est pavé de bonnes intentions…
Shyamalan revient ainsi sur la fabrication des mythes aux origines d’une société, et sur la façon dont ils façonnent celle-ci. Aussi, le film prend les formes d’un conte avec ses créatures dont-on-ne-parle-pas, avec ses bois menaçants, et avec ce personnage de l’aveugle plus clairvoyant que les autres : Ivy. Il est d’ailleurs cocasse que, dans ce royaume des borgnes qu’est le village, se soient l’aveugle et le fou (Noah) qui découvrent la vérité, et que ce ne soit pas le héros sans peur, Lucius, qui sauve sa bien aimée, mais l’inverse.
Mais Le Village ne brille pas que pour son scénario. Il est aussi mis en scène de façon remarquable par un Shyamalan très inspiré qui fait une utilisation virtuose de la profondeur de champ en s’en servant pour représenter la culture du secret qui caractérise le village. Le premier et le second plan sont tour à tour les champs de l’apparition (celle des créatures), de la dissimulation (celle du secret des Anciens) et de la révélation (celle de la mascarade). De même, l’instigateur du secret, Edward Walker (William Hurt), n’est presque jamais montré de face comme pour souligner le fait qu’il cache quelque chose. Et toujours à l’arrière plan, il y a cette présence menaçante des bois constituant un véritable personnage à part entière. Dans le même registre, le réalisateur utilise aussi brillamment le hors champ pour mettre le spectateur dans la même situation de cécité que Ivy. Ainsi, les choses n’apparaissent à l’écran qu’au dernier moment, lorsqu’Ivy les perçoit : les griffes des créatures, le trou dans lequel elle manque de tomber… Toute la séquence dans les bois fonctionne sur ce principe, donnant un sentiment d’insécurité et de menace permanente. Il n’y a pas alors d’effet de « dégonflement » des divers twists, pas de déception, mais plutôt un étalement dans le temps et une gestion assez intelligente des différentes révélations, parfois différées. Et le fait de savoir que les créatures sont factices n’enlève d’ailleurs rien à l’impact de la rencontre d’Ivy avec l’une d’entre elles.
Enfin, Shyamalan n’est pas seul à faire des prodiges sur ce film puisqu’il est particulièrement bien entouré. James Newton Howard signe encore une magnifique partition qui souligne aussi bien les moments d’épouvante que ceux de grâce, le génial directeur de la photographie Roger Deakins compose de superbes images. Et le jeu des acteurs, tous remarquables, donne toute leur humanité à des personnages riches et touchants : le courage et l’innocence d’Ivy, la pudeur et la sagacité de Lucius, le charisme et l’élégance d’Edward Walker, la folie de Noah…
Alors oui, Le Village est probablement aussi le meilleur film que Shyamalan ait fait à ce jour tant le propos de ce dernier est original, pertinent et parfaitement mis en valeur par sa mise en scène.