Nous avons affaire ici à ce qui aurait pu être le plus grand film d'animation en 2D jamais réalisé.
Tout d'abord, ce film a été réalisé par Richard Williams, le même mec qui a dirigé les séquences animées de "Qui veut la peau de Roger Rabbit?" (1988). Pour les noobs de l'animation, c'est l'un des meilleurs films mélangeant des acteurs en prise de vue réelles et des personnages animés. Pour cela, Mr Williams a quand même reçu deux Oscars, ce qui n'est pas rien!
Mais avant tout cela, Williams avait commencé dès 1962 un autre long-métrage qui, d'après le réalisateur lui-même, serait "le plus grand film d'animation de l'histoire du cinéma". Le pitch de base était l'adaptation d'une série littéraire sur le personnage de Mulla Nasrudin, un théologien musulman du 13ème siècle. Voici l'histoire de "L'Odyssée du Cordonnier".
Acte 1: Genèse (1962-1972)
Durant cette première période de production, Williams dut travailler sur des séquences animées de films et des publicités pour financer son film. Les dialogues du scénario furent tous enregistrés à l'époque. Mais en 1972, l'auteur du livre de Nasruddin, Idries Shah, eut quelques escarmouches juridiques avec Williams, et de ce fait, lui arracha les droits d'auteur en lui laissant le droit des personnages.
Acte 2: Prolongations (1972-1978)
Williams dut réécrire le script en entier, en ajoutant quelques personnages et en simplifiant les dialogues. Il voulait en faire "le premier film animé avec une vraie trame qui se finirait telle une enquête de détective, un film muet avec beaucoup de sons". Durant cette période, beaucoup de scènes durent rester au format papier, pour cause de crise financière (celle de 1973).
Il engagea aussi deux animateurs de légende: Art Babbitt (le créateur de Dingo) et Emery Hawkins (le père de Woody Woodpecker). Williams précisa aussi que son film serait "en 24 images complètes par secondes", au lieu des 12 images par secondes usitées normalement chez Disney.
Acte 3: "Money! Money! Money!" (1978-1988)
En 1978, un prince d'Arabie Saoudite fut intéressé par le film de Williams, et lui proposa de financer une scène-test, ce que fit Williams malgré deux dépassements de dates; malgré l'avis positif du prince sur la scène, il retira son soutien.
Williams rencontra, au début des années 80, les producteurs Gary Kurtz (Star Wars IV et V) et Jake Eberts (Danse avec les Loups), qui financèrent la production avec un budget de 10,000,000$. Quelques scènes secondaires ont du être retirées du scénario pour quelques économies.
Ce fut vers 1986 que Steven Spielberg prit connaissance de la production de Williams, et lui proposa de s'allier avec lui et Robert Zemeckis (réalisateur de la trilogie Retour vers le Futur) pour créer le film "Qui veut la peau de Roger Rabbit?", ainsi que de financer le film de Williams avec les bénéfices faits avec Roger Rabbit.
Après le succès de ce film et l'obtention des Oscars, Williams put enfin travailler dans un studio professionnel pour espérer finir son film avec assez de soutien financier, mais il perdit le soutien de Disney et de Spielberg simultanément. Williams négocia avec Warner Bros un budget fixé à 25,000,000$ pour une sortie vers fin 1991.
Acte 4: sous l'égide de Warner Bros (1988-1992)
Williams put enfin engager une équipe complète pour travailler sur, encore, une nouvelle version du script. Il signa aussi un accord avec Warner stipulant que, s'il ne finissait pas son film à temps, Warner le finirait à sa place. Le rythme de travail était infernal durant ces trois ans: plusieurs animateurs durent être virés et remplacés.
En 1991, Warner voulut faire sortir le film, mais Williams leur dit qu'il manquait entre 10 et 15 minutes à terminer, et que cela lui prendrait au moins six mois de plus. Du côté de Disney, la production d'Aladdin était quasiment terminé, et certains critiques du cinéma virent que les deux films avaient certaines similitudes (à suivre...).
En 1992, Warner Bros envoya Fred Calvert voir où en était la production de Williams: il remarqua que la production était trop en retard et trop dépensière, le script était incongru. La Warner demanda à Williams de leur envoyer un workprint pour voir l'état du film. Il fut mal reçu, et Warner décida de renvoyer Williams pour le remplacer par Calvert, ce qui resta en travers de la gorge de Richard.
Acte 5: décadence (1992-1995)
Calvert fit son possible pour sauvegarder un maximum de scènes du film originel et en remplaçant quelques-unes par des scènes moins chères. La première sortie du film fut en 1993 en Australie sous le titre "La Princesse et le Cordonnier", suivi d'une autre version encore plus bâclée par Miramax (l'équivalent de LJN mais au cinéma...) intitulée "Le Cavalier Arabe" en 1995: ce fut un échec critique pour la succursale de Disney (!).
Acte 6: résurrection en cours (2006-?)
En 2006, un très grand fan de Richard Williams, Garrett Gilchrist, commença un fan-edit à partir d'un workprint et d'un DVD japonais de la mouture de Miramax. Il fut rejoint par d'anciens animateurs du film originel, qui lui apportèrent des éléments rares. Quelques scènes faites par Calvert durent être ajoutées pour combler certains vides. La dernière scène a du être entièrement re-dessinée image par image. La dernière version, "Mark IV", datant de 2013, fut élue "plus importante restauration jamais entreprise".
Maintenant, parlons de l'animation. Si l'on devait comparer ce film avec ceux d'autres studios, on aurait ce classement (à mon goût): le studio Ghibli serait l'Annapurna, Disney serait le K2, et "Le Voleur et le Cordonnier" serait l'Everest.
Pourquoi donc? D'abord, la quantité de scènes en 24 images par secondes est juste phénoménale: près de 70% du film! Ensuite, certaines scènes ressemblent à des séquences en CGI, vous diriez-vous: mais voilà, Williams a fait ces scènes avant l'avènement du CGI, avant Toy Story! Enfin, le design des décors est ahurissant: une ville entière réalisée au détail près; ainsi que celui des personnages: très bon contraste entre le sultan (en habits blancs) et le vizir (en habits majoritairement noirs), par exemple.
Pour finir, ce film est un MUST à voir, pour quasiment tous les âges et pour les aficionados des petites perles d'animation (quoique celle-là est assez massive). Une histoire simplette mariée à une animation à couper le souffle? Inscrivez-moi ce film dans le Patrimoine de l'Humanité, nom de Zeus!!!!