Martin (Walter Quiroz) est un garçon de 17 ans encore lycéen qui vit à Ushuaïa en Terre de feu (partie argentine), à une époque où la région n’était pas encore idéalisée par l’exploitation commerciale de son nom. A la maison, sa mère (Dominique Sanda) vit avec un homme qu’elle a épousé après le départ du père de Martin qui vit désormais en Amazonie (d’abord « viré des pétroles » et parti au Pérou). Malheureusement, Martin ne supporte pas l’actuel époux de sa mère. Il le méprise tellement qu’il le provoque, jusqu’au clash qui incite Martin à prendre la route (à vélo) pour fuir cet endroit où il n’est pas à l’aise. Pourtant, il pourrait être heureux avec Violeta (Cristina Becerra) dont il est amoureux, une charmante jeune fille qui travaille comme vendeuse dans une épicerie. Elle lui a annoncé être enceinte, de lui évidemment. Vraie surprise qui les rapproche, au moins pour un temps. Malheureusement, un peu plus tard, Violeta lui annonce qu’elle a avorté, sans lui demander son avis. De quoi jouer dans sa décision de partir, même si Violeta aimerait bien l’accompagner (cela restera au stade de l’intention).


Le jeune homme cherche d’abord à rejoindre la capitale, Buenos-Aires, où il cherche ses grands-parents qu’il n’a pas vus depuis longtemps. La route s’avère plus difficile que prévu, à cause des inondations qui coupent de nombreuses routes. Martin profitera du bateau d’un homme qui veut bien l’emmener. Le paysage est bizarre et on n’est pas si étonné que ça de voir des cercueils flotter à la surface de l’eau. C’est en voyant le nom de son grand-père sur l’un d’eux qu’il apprend sa mort. Il le ramène à sa grand-mère qui se réjouit autant de retrouver son petit-fils que son mari « venu la voir » comme elle dit. Tout cela pour donner une idée de l’ambiance étonnante de ce film qui tient aussi bien des aventures picaresques que du réalisme magique, deux influences qui nous viennent de la littérature. L’ambition du réalisateur Fernando Solanas est de bâtir une grande fresque destinée à faire l’état des lieux de l’Amérique latine de manière générale, en tenant compte de son riche passé, de ses traditions et croyances, ainsi que de sa réalité culturelle, sociale et politique. Et, même si le film n’atteint pas la perfection, le résultat est néanmoins à la hauteur des ambitions.


La narration fait intervenir beaucoup d’éléments qui s’imbriquent étroitement pour donner de nombreuses impressions. Ainsi, le père de Martin est dessinateur de bandes dessinées, un métier un peu inattendu qui fournit un matériau très intéressant pour accompagner Martin dans des péripéties colorées et souvent fantaisistes (les dessins qui illustrent l’intrigue apportent une ambiance particulière et personnelle).


La réalité sociale est montrée par exemple par le travail dans une mine à ciel ouvert où les ouvriers sont traités comme du bétail. On se demande même comment Martin a pu accepter un tel travail. D’ailleurs, il n’y reste pas bien longtemps. N’oublions pas les conditions dans lesquelles on voit Martin dans la première partie, en particulier au lycée où il étudie. On observe ni plus ni moins qu’une mascarade, dans un environnement froid (matérialisé par la neige) où le chauffage se révèle inexistant. Les élèves grelottent littéralement et l’enseignement est tout simplement ridiculisé. De plus, le lieu lui-même est dans un triste état, avec notamment des portraits qui s’écroulent à tout bout de champ sur une galerie. Pourtant, le lieu a de quoi nourrir les fantasmes, avec une grandeur visiblement passée. C’est dans cette partie aussi que Fernando Solanas met en scène avec une réussite certaine l’effet des tempêtes sur les conditions de vie, avec un gite incroyable dans les sites habités. Malgré une exagération palpable, en particulier avec le niveau de l’eau qui pivote avec le reste du paysage, l’effet reste impressionnant.


La réalité culturelle est montrée par exemple par le site de Machu Pichu, mais aussi par une tête de quetzal sur un camion. La bande-son en présente l’aspect musical.


Le plus marquant dans ce film est sans doute son aspect politique, présent quasiment dans chaque détail, avec en point d’orgue la façon dont le président est ridiculisé. Désigné comme le président Rana-grenouille, on le voit sortir d’une église avec des palmes aux pieds. L’allusion est évidente, puisqu’on a vu tous les abords de Buenos-Aires inondés. Le président accepte que son pays se noie et il se comporte juste comme s’il fallait faire avec cette donnée. Mieux et beaucoup plus hilarant, cette séquence où on le voit à une réunion de l’OPA. Le sigle s’apparente un peu à celui de l’OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole), mais il signifie Organisation des Pays Agenouillés (alors qu’il signifie Offre Publique d’Achat dans le monde des affaires), un des sommets du film, où tous les dirigeants sud-américains sont agenouillés et donc à la botte des américains. Dans le même style, des présentateurs TV se montrent avec des ceintures entravant leurs mouvements. Solanas n’y va pas de main morte en suggérant de manière évidente que les argentins sont entravés dans tous leurs mouvements. Cette critique au vitriol du système argentin verrouillé lui a d’ailleurs valu de sérieux déboires, puisque le président qu’il caricaturait ainsi lui en a beaucoup voulu. Il faut savoir qu’en mai 1991, convoqué devant un tribunal, Solanas a ouvertement critiqué le président de l’époque, Carlos Menem, qu’il a accusé de corruption. A la suite de quoi, Solanas fut victime d’une agression où des balles l’atteignirent aux jambes, lui valant trois mois d’hospitalisation et une longue rééducation. François Mitterrand aurait expliqué à Menem que lui aussi était ouvertement ridiculisé (dans le Bébête-show) et qu’il faut savoir passer outre.


Concrètement, avec Le voyage, Solanas réussit le pari d’un film qui montre le continent sud-américain dans beaucoup d’aspects, tout en brossant une intrigue qui lui permet de surprendre ses spectateurs par de nombreuses scènes étonnantes et souvent spectaculaires. En plus, il réussit sans moyens particuliers à donner une touche quasi-fantastique et merveilleuse, avec cette jeune fille habillée de rouge (voir l’affiche), qui ne dira pas un mot mais qui se montre irrésistible pour Martin qui l’emmène d’abord à bicyclette avant qu’elle disparaisse. Il la reverra plusieurs fois, fugitivement, toujours pour des instants un peu en dehors du temps. Ce qui lui fera dire finalement qu’il ne sait pas quand il la reverra, mais qu’il attend ces moments avec confiance. Une bien belle façon de proposer un équivalent cinématographique au réalisme magique cher à l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez (Cent ans de solitude).


Pour conclure, quelques mots à propos des couleurs. En Terre de feu, tout est relativement terne, souvent assez sombre, à l’image de ce que vit Martin. Seul le blanc de la neige éclaire cet univers. Plus tard, alors que Martin va de pays en pays, les couleurs sont assez révélatrices, jusqu’à celles lumineuses des Caraïbes. Ainsi, les couleurs, sons, musiques donnent une bonne idée de la diversité du continent.

Electron
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le 7 juil. 2020

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