Comme tout grand film-univers qui se respecte, Le Voyage de Chihiro est un régal de spectateur et un cauchemar de cinéphile. Comment expliquer, sinon via une bête série de paraphrases élogieuses, le tour de force accompli par un tel film ? Là résident le mystère et sa clé : c'est parce qu'il est prodigieusement lisible que Le Voyage de Chihiro ne cesse de filer entre les doigts.
Plonger dans ce film-là, c'est affronter, du haut de nos dix ans, une foule dense faite de visages inconnus, de formes nouvelles et de lieux bizarres. Tenant la main à nos parents, on se retrouve soudain seul(e) à devoir retrouver notre chemin. Eux ont déjà rejoint le cortège. Pressés de goûter à un festin qui n'est pas le leur, les voilà héritiers d'Hansel & Gretel, punis pour gloutonnerie.
Devenus des porcs, ils se résument désormais à leur appétit. Chihiro, méfiante, ne voulait pas emprunter ce tunnel mystérieux. Il lui faut maintenant avancer. Rebrousser chemin est chose impossible. Chihiro a, malgré elle, répondu à un appel au voyage. Pourtant, nulle prophétie n'est venue déranger son existence de fillette boudeuse. Pas de mystérieux visiteur pour l'emmener dans ce pays imaginaire...
Le dessein de Miyazaki est plus pernicieux. Son film, complexe, n'est pourtant pas crypté. Citant sans les nommer les travaux sur la logique du Professeur Charles Lutwidge Dodgson (plus connu sous le pseudonyme de Lewis Caroll), il bâtit un univers fou, réjouissant d'instabilité. Omniscient, le cinéaste rend néanmoins limpide cet univers et permet, par sa mise en scène, d'y trouver du sens, de comprendre la portée des gestes qui s'y répondent.
Ainsi, Le Voyage de Chihiro est dominé par la volonté d'agir. Déchiffrant les mécanismes de ce nouveau monde en même temps que l'héroïne, il nous faut acquérir un savoir empirique afin d'en décrypter les fondations. Armé d'un sens de la composition dont l'esthétique, étourdissante, n'est jamais irrespirable, le film est bercé par un montage dont l'architecture fait sens avec celle de la narration. D'une maîtrise éclatante, le film se veut constamment intelligible.
Devant trouver sa place dans ce nouveau foyer à grande échelle, Chihiro est seule, isolée. Il lui faut avancer à tout prix, entamer le dialogue avec les tenants de ce cauchemar pour en intégrer les préceptes. Et la fillette de disparaître, littéralement, à moins de s'intégrer. Si aucun vieux sage n'est venu la ravir à son quotidien, elle trouvera néanmoins de l'aide en la personne d'un jeune mentor, avec qui elle tissera des liens d'une force insoupçonnable.
Une relation platonique dont le sens est contenu en un flash-back aérien, parenthèse qui étreint sans la briser la valeur accordée par Miyazaki à la noblesse de liens forts, sincères. La scène est également l'esquisse d'un autre retour en arrière, celui au coeur du futur Château ambulant. Epris de liberté, Miyazaki développe ici une conception tactile du monde vivant, le contact avec les êtres y étant rarement sans conséquence ; voir cet amas d'ordures formant, au premier abord, un monstre pestilentiel.
Accomplissement structurel hors-normes, fresque intimiste bouillonnante, poème teinté d'humour dont les fulgurances pulvérisent les frontières de la raison, récit initiatique où idées, sentiments et concepts s'incarnent, s'embrasent puis renaissent inlassablement, Le Voyage de Chihiro est une corne d'abondance dont la seule limite est sa durée. Sans cela, on imagine bien le démiurge Miyazaki dérouler ses visons pendant des jours, des mois, voire des années entières.
Se balader au coeur de ces contrées chimériques, encore et encore, n'en abîme jamais le pouvoir d'immersion. Davantage qu'une errance onirique, Le Voyage de Chihiro est une fenêtre ouverte sur les horizons de l'imaginaire. Ce que l'on appelle, en toute modestie, un chef-d'oeuvre inépuisable.