Distribué sous le label Disney, Le voyage de Chihiro fut le premier film de Miyazaki à bénéficier d’une large promotion lors de sa sortie en France. Quelle ne fut pas la surprise de nos enfants à l’esprit formaté par deux générations de dessins animés américains ! Nous avons oublié les ravages de quarante années de manichéisme diffusé par d’innombrables productions, magnifiques au demeurant, à la trame invariable : une jeune princesse a tout pour être heureuse, hélas, elle perd sa maman et est confrontée à une belle-mère atroce, elle pleure, se révolte et ne devra son salut qu’à l’intervention opportune d’un prince charmant. Le canevas initial tolère des variantes : troquez la princesse par un lionceau ou un jeune paysan, le prince par de vaillants et facétieux compagnons, ajoutez une jeune lionne ou un criquet sentencieux, le tour est joué. J’ai une pensée émue pour les adorables grands-mères qui invitèrent au cinéma leurs insouciants petits-enfants, sans imaginer qu’elle leur offrait dix années de terreurs nocturnes !
Chihiro est une petite fille de dix ans. Un soir, ses parents s’égarent, empruntent une route de campagne isolée, s’engagent dans un tunnel et débouchent dans un parc d’attractions asiatique abandonné. Excités, ils pénètrent sur le site. Malgré les réticences de leur fille, ils s’attablent dans un restaurant, s’empiffrent et se muent en cochon. Horreur ! Désemparée, Chihiro s’enfuit. Aku, un jeune homme, vient à son secours, lui conseillant la prudence. Elle trouve refuge dans des bains japonais où toute une étrange faune s’affaire au service d’esprits nocturnes terrifiants, qui viennent se purifier des miasmes de notre monde pollué. Elle apprend à connaître cet univers étrange mais familier aux jeunes japonais shintoïstes, mélange d’animisme et de polythéisme : Kamaji le vieil homme araignée, la terrifiante sorcière Ubaba et sa jumelle, l’enfant monstrueux et ses compagnons grotesques. Elle domine sa peur, se révèle courageuse, entreprenante et altruiste : elle parviendra à rapprocher les deux sœurs ennemies. Le spectateur s’émerveille face à la subtilité de la musique de Joe Hisaishi et à l’imagination débridée de Miyazaki. L’élégance distante des esprits, la poésie des décors, un train file sur un miroir d’eau dans un univers d’une grâce absolue. Elle a trouvé sa place, mais doit affronter une dernière épreuve pour libérer ses parents qui, une fois délivrés, ne se souviendront de rien.
Les gamins rient, soulagés. Les grands-mères quittent la salle, abasourdies. Les parents de l’héroïne sont stupides, le mal n’a pas été vaincu, ni la sorcière punie. Que fait la police ? Où est le prince charmant ?
Chihiro nous a enrichi, nous ouvrant l’esprit à la complexité d’un monde potentiellement extraordinaire. A nous de le faire advenir !
Janvier 2017.