SIn City
Pour Gilliam et Hunter S. Thompson (et aussi pour Johnny Depp et Benicio del Toro), Las Vegas est l'endroit idéal pour consommer toutes les drogues, au-delà du délire ; pour Mike Figgis et John O'Brien (et pour Nicolas Cage), c'est le lieu où l'on peut boire 24 heures sur 24, jusqu'au coma éthylique.
Mais si le film de Gilliam (même s'il marque l'envers du rêve américain, même s'il est aussi caractérisé par l'enfermement) est une comédie délirante et psychédélique, Leaving Las vegas est un beau film infiniment triste.
Dans les bars de Vegas / y'a des épaves qui boivent / et qui boivent et reboivent / et qui reboivent encore ...
Si la parenté avec Au-dessous du volcan est évidente (on est loin de l'alcool jubilatoire et libérateur de Rabelais) , la descente aux enfers y est très différente. Ici elle est programmée, pas subie ni aléatoire; mentale et psychologique, pas philosophique - avec la progression dramatique marquée chez Lowry par les changements alcoolisés (de la bière au whisky, du whisky à la tequila, jusqu'au mescal), dans le film de Mike Figgis, Ben / Nicolas Cage, boit tout, tout de suite - comme dans la scène initiale où il embarque dans son caddie toute la réserve d'alcool d'une supérette ...
Et surtout, Leaving Las Vegas n'est pas d'abord un film sur l'alcool - c'est une rencontre, une histoire d'amour magnifique. Pas celle de deux épaves qui s'acoquinent pour tuer leurs solitudes, mais plutôt le mystère et le miracle d'une rencontre. Un beau film triste.
Mais pas dépressif.
Romantique.
La rencontre entre le scénariste suicidaire en bout de course et la prostituée flamboyante tient sans doute dans l'acceptation tacite, évidente, de l'infirmité de l'autre, peut-être parce qu'elle ressemble à la sienne, sans se soucier du pourquoi. Au reste leurs raisons sont rapidement suggérées - et imparables. Des histoires d'amour qui ont mal tourné, sans doute, sans solution de retour, Nicolas Cage brûle une photo de son passé (puis élimine toutes les traces de son passé) et ne sait plus trop s'il a bu pour oublier qu'elle était partie (ou si elle était partie parce que ...) ; Sera / Elisabeth Shue s'est prostituée pour un homme, Julian Sands en maquereau slave, atroce et torturé, dont la disparition hors champ est irréversible et rapide. Et sur les ruines de leurs passés, avec leurs addictions définitives, immédiatement ils se sont trouvés.
Et si leur histoire est, inévitablement, cahotique, de son fait à lui essentiellement, entre crises de délirium incontrôlables (au casino, à la piscine) et temps d'absolues hébétudes, les temps de rémission, de partage, jusqu'aux rires sont autant de plages heureuses totalement absentes du roman de Lowry.
Et même si la fin est programmée, posée dès le début comme définitive, l'élément déclencheur se révèle aussi évident que terrible : c'est l'instant où malgré elle, elle rompt le pacte, sans même s'en rendre compte - l'instant où elle lui demande de voir un médecin, où pour la première fois elle s'inquiète des causes et brise le tabou ; et à cet instant le visage, presque détendu de Nicolas Cage, se décompose. Elle est alors face à un mort-vivant. Le charme est rompu et elle l'accompagnera dans sa déchéance. La prostituée à la fois fragile et arrogante, sûre d'elle, va alors sombrer, comme dans une vieille chanson de david McWilliams -
Pearly, where is your white milk skin /.../ You played and lost not won / Now look your head is bowed in defeat / You walked too far along the streets / Where only rats can run ...
Demeure alors cette image terrifiante du dernier motel, de l'image à contre-jour, dans un sépia très sombre, elle sur lui, et avec l'élargissement de la focale l'apparition de la bouteille, devant, au premier plan.
Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie / ta vie que tu bois comme une eau-de-vie ...
Le film doit beaucoup (et plus encore) à l'interprétation de Nicolas Cage. Elle est assez extraordinaire, bien au-delà des mots des mimiques, elle tient aussi, surtout dans la position des épaules, voûtées, resserrées et de la tête, baissée, inclinée sur le côté ou rejetée en arrière (et là il paraît bien plus grand) dans les instants de bonheur fragile. Et il porte avec un art consommé les vestons froissés, les pantalons informes, jusqu'à cette chemise rouge, flambant neuve, symbole de renaissance flamboyante et très vite de désastre chiffonné et ensanglanté.
Elisabeth Shue (dont aucune prestation ne m'avait jusque là paru intéressante) trouve le rôle de sa vie.Elle investit totalement son personnage, lui donne sa force, et toute sa fragilité, bien plus forte encore, ses déchirures. Et son nom demeure, bien après la fin du film - Sera, S.E.R.A.
Que sera, sera ...