Alors que la force de frappe de La loi de Téhéran est encore dans toutes les mémoires, l’ouverture du nouveau film de Saeed Roustaee se nourrit de cette même intensité pour poursuivre sa radiographie de la société iranienne. Cette séquence alternée de présentation des personnages sur fond d’émeutes au sein d’une fonderie qui ne paie plus ses ouvriers reprend d’emblée contact avec cette danse constante au bord du gouffre et la fiévreuse agitation de la population pour garder la tête hors de l’eau.
La suite du récit déplace cependant les enjeux par rapport au vigoureux polar précédent : comme son titre l’indique, ce film prend pour cadre restreint une famille, au sein d’une maison dont l’exiguïté exprime au quotidien le déclassement. La fratrie est au chômage, et seule Leila subvient au besoin de la communauté, dans un renversement évidemment iconoclaste du patriarcat apparent. Frères oisifs, père égoïstement attaché aux traditions, enlisement progressif des conditions d’existence : **Roustaee **va scruter, derrière les façades décaties, la réalité d’une classe sociale qui appartenant autrefois à la classe moyenne, mais à laquelle on a retiré toute chance de s’en sortir.
Le réalisateur ne renonce pas pour autant à l’ampleur visuelle et rythmique qu’il avait dévoilée lors de son précédent essai. Sa distribution resserrée prend très vite l’ampleur d’une fresque, tant l’écriture parvient à connecter chaque membre de la famille à un élément saillant du monde contemporain : dettes, arnaques, relations familiales, rapport à l’autorité paternelle ou culture religieuse, tout l’écheveau d’une société ankylosée dans sa décadence entraîne avec maestria les protagonistes. L’intelligence de sa mise en scène permet en outre d’approfondir la grandeur de certaines séquences par une réflexion amère sur le règne des apparences. Dans cette société rivée aux traditions, le pivot central qu’est la fête du mariage cristallise tous les paradoxes : la magnificence du banquet est un écran de fumée derrière lequel se jouent les tractations les plus sordides sur les dons faits par les convives pour des titres honorifiques qui les mettront sur la paille. La danse, le luxe et le buffet agiteront un instant la foule : mais, dans les coursives, un autre drame se noue pour ceux qui ont la capacité de discerner les enjeux du lendemain.
Cette capacité à sans cesse naviguer d’un personnage à l’autre, à jouer avec la variation des espaces, à sonder les drames des individus tout en les connectant à des dynamiques plus générales est l’une des grandes forces du film. D’autant que la course contre la faillite se fait à l’échelle internationale, le sort de l’Iran dépendant des décisions américaines, et notamment du coup de sang par lequel Trump, en 2016, quitte la table des négociations. Sur près de trois heures, Roustaee donne à chacun l’opportunité d’exister, peut s’enorgueillir de convoquer des modèles aussi prestigieux que le Parrain tout en donnant une leçon d’écriture à son compatriote Farhadi, lequel toujours davantage dans l’accumulation d’impasses tragiques. Autour de Leila, dont la sidérante volonté d’action met en péril les fondements mêmes de l’unité familiale, la vie déborde : de longs blocs séquentiels orchestrent des dialogues chaotiques où les mobiles, les variables et les enferment de chacun se dévoilent. Mais Roustaee parvient à éviter la raideur d’une étude sociologique en insufflant à son groupe le trait propre à la famille : celui de la complicité, de la capacité à rire et, surtout, à ne pas s’enfermer dans des schémas : aux conflits les plus violents peuvent succéder, comme le réel l’exige, une cohabitation plus mesurée. Cette capacité à saisir les fluctuations et l’humanité de la collectivité supposent un talent rare, qui rappelle avec étonnement le maître en la matière que fut Claude Sautet. Autant de prestigieuses références qui permettent de renouer avec un authentique et grand cinéma.
(8.5/10)