Impossible de ne pas penser à l'autre célèbre film américain racontant les pérégrinations d'un comique subversif largement incompris en son temps qui acquit une notoriété conséquente à la fin de sa vie : Man on the Moon, de Miloš Forman, consacrée à la vie d'Andy Kaufman. J'avais jugé sans doute un peu trop vite Bob Fosse sur la base d'un Cabaret englué dans la fadeur d'une comédie dramatique arborant un académisme ronflant (avis extrêmement minoritaire, les tomates pourries sont juste-là), car il montre une facette radicalement différente avec ce biopic sur Lenny Bruce, un comique très controversé des années 60. Du bienfait du surpassement des préjugés...
En réalité, même si les thèmes des deux films cités sont très proches, la structure et le contenu diffèrent sensiblement. Là où Forman narrait tout le contexte, la vie en marge des numéros de Kaufman pour illustrer à quel point les deux se nourrissaient mutuellement, Fosse adopte une narration en flashbacks post-mortem, avec une mise en scène sous la forme d'un faux documentaire interviewant une poignée de proches (sa femme, sa mère, et son manager) pour tisser des passerelles avec des épisodes passés montés de manière pas toujours chronologiques, Lenny s'autorisant quelques allers-retours entre plusieurs époques.
Le contexte est même sans doute un peu plus fertile ici : le cadre posé est celui de l'Amérique puritaine du début des années 1960, c'est-à-dire les 50s encore mal dégrossies qui pèsent de tout leur poids sur la norme morale d'alors — qui n'a pas fondamentalement changé depuis, en ce qui concerne les mécanismes de l'hypocrisie en matière d'obscénités admissibles à la télévision en direct— et qui interdisent l'utilisation de mots comme "cocksucking" sous peine de poursuites pénales. L'occasion de scènes très drôles d'ailleurs, lorsque d'une part Lenny essaie de faire dire le mot interdit au président du tribunal en première instance, et d'autre part lorsque les témoins se trouvent obligés de les prononcer pour faire leur récit des événements (avec en prime une répétition par le greffier). En creux, le film de Bob Fosse entend montrer à quel point l'attention se sera portée sur la forme, le recours à des termes grossiers, tout en oubliant largement le fond des critiques portées par les discours très satiriques de Lenny.
Lenny est rythmé par les punchlines, sans doute un peu trop même si on peut allègrement puiser dans les dialogues pour trouver son bonheur (une facile mais efficace, au sujet de la religion chrétienne et de la responsabilité de la mort de Jésus "Good thing we nailed him when we did, because if we had done it within the last 50 years, we'd have to contend with generations of parochial schoolkids with little electric chairs hanging around their necks"). Y figurent le Dustin Hoffman des grands jours, c'est-à-dire plutôt celui de The Graduate que celui de Tootsie, ainsi que la très convaincante Valerie Perrine dans le rôle de sa femme strip-teaseuse, à l'origine d'un matériau conséquent en matière d'analyse du couple, de la jalousie, et de l'émancipation à deux. C'est un film intéressant aussi parce qu'il n'hésite pas un instant à montrer les contradictions à l'œuvre qui sous-tendent tous ses numéros, et qui ose mettre en scène un long show raté de Lenny en intégralité, vers la fin de sa carrière, avant sa mort par overdose de morphine. Évocation d'une figure de la contre-culture qui pourrait être à l'origine du stand-up, qui se fait parfois un peu trop poussive dans ses logorrhées acides répétées, mais qui évite soigneusement les écueils classiques de l'hagiographie pour esquisser un portrait partiel, pluriel, féroce et stimulant.
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