A l'image de son créateur, "Les 8 Salopards" est une oeuvre complexe, imprévisible et intelligente. Polémique à souhait, par de hasardeuses critiques de presse qui tantôt l'assimilaient à un western, tantôt en faisaient une "ode à la violence", le grand Tarantino a réussi, comme souvent, à faire parler de lui. Laissez-moi vous donner 8 bonnes raisons de le voir:



1) Le réel sublimé



Comme toujours, le souci du détail, le rythme lent de la narration, les plans-séquences sur de magnifiques paysages, traduisent la volonté de transcrire le réel, avant de le sublimer. Le tout en Panavision ne fait qu'accréditer cette thèse. Un superbe hommage au vrai cinéma, à celui du réel, de la nature, de la vraie neige qui tombe, des chevaux, d'un feu de cheminée... qui nous étonnerait presque, à l'heure du tout numérique et des écrans verts au milieu desquels nombre de cinéastes demeurent du début à la fin de leur film. Le blizzard, omniprésent, donne froid et colle à la peau, tant il est ancré dans la narration. Il est quasiment un personnage à lui seul et constitue quasiment la plus longue BO du film.



2) Satire (dans tous les sens)



Ode à la violence? Bizarre, quand on sait l'engagement du cinéaste contre les violences policières ou le port de l'arme en Amérique. En réalité, ce qui gêne tant, c'est l'effet de miroir que créent ses personnages, toujours livrés à l'autodestruction quand ils ont une arme entre les mains. Miroir d'une société avilie par les armes, cet âge de fer qui concrétise les pulsions de l'Homme. Cette soif de violence, c'est celle de ses personnages, ces archétypes d'une humanité souvent barbare: celle des esclavagistes, celles des gangsters, ou celle des nazis, tous mus par les mêmes pulsions de haine. En faisant de Tarantino un défenseur de la violence, la critique de presse confond le narrateur/auteur (ici le même) et ses personnages. Ils feraient mieux de relire Jacques le Fataliste pour se remémorer les ficelles de la création, et les jeux de dupes entre le narrateur fictif et l'auteur. Au-delà des personnages, Tarantino dépeint ici une superbe métaphore de l'Amérique, avec toutes ses composantes. Et de toute manière, quiconque connaît la violence des scènes tarantinesques, aussi insoutenables qu'elles puissent paraître, n'oubliera pas la dimension hautement parodique desdites scènes. La violence, chez Tarantino, c'est des litres de sang à peine rouge qui coule dans tous les sens, des têtes qui explosent d'un coup de revolver, des bras qui sont hâtivement coupés à la force d'une petite machette, des bruits de gélatine pour couronner le tout. Une ode à la violence: non. Une vision burlesque et absurde de la violence, qui ne peut, dans son caractère hyperbolique, que désavouer la violence du monde. On rappellera que le nombre de morts sera toujours inférieur au Seigneur des Anneaux, où des armées entières trépassent sous des coups de lances acérées. Si l'oeil critique de Tarantino passe par cette surenchère, c'est pour mettre cette violence humaine face à ses propres limites. En esthétisant cette violence, parfois jouissive comme dans Django, Tarantino crée l'émotion, mais ne justifie aucune passion meurtrière. Tout comme la tragédie ne poussait pas au crime les familles aristocrates, le cinéma de QT n'est qu'un aboutissement artistique de cette vocation cathartique que revendiquait le théâtre tragique.



3) Une dramaturgie sophistiquée



L'usage de chapitres rappelle l'amour de QT pour la littérature, ce qui se ressent évidemment dans la mise en scène sophistiquée, la prépondérance et l'écriture travaillée des dialogues. Le cadrage est lui aussi propre au cinéaste. Les plans séquences sur les chevaux, les gros plans à ras le sol sur les chaussures, travellings en contre plongée effets de mise au point font le bonheur des cinéphiles, et des tarantinophiles, lesquels reconnaissent la pâte QT, qui contribue tant à l'atmosphère particulière de ses films. En ce qui concerne la narration, elle fonctionne ici comme une pièce de théâtre, voire une pièce dans une pièce. Les acteurs sont tous acteurs de leur propre rôle, et le huis clos, respectant les règles classiques du théâtre ("un lieu, un jour, un seul fait accompli..."), se donne à voir comme une grande pièce tragi-comique où se dépeint, ni plus ni moins, la métaphore historique de l'Amérique. Mais bien entendu, la narration n'est pas linéaire, non. Au contraire, c'est même la clé de l'énigme du film. La maîtrise des analepses (flashbacks) apporte à cette grande pièce de théâtre toute la saveur de l'enquête qu'elle est en définitive.



4) Les 8 salopards, genèse de la mythologie Tarantinesque



Outre que la grande majorité des acteurs fétiches de Tarantino sont réunis dans le même film, et leurs personnages, réunis dans la même demeure, on retrouve des liens de parenté entre ces personnages et d'autres. On se délectera des petits clins d'oeil entre le personnage de l'anglais et son homonyme qui se trahit dans le bar d'Inglorious Basterds, tout autant que l'apparition hommage de la cascadeuse de Boulevard de la Mort (et accesoirement doubleuse d'Uma Thurman dans Kill Bill). Mais l'hommage traverse le film, à travers une multitude d'éléments, comme les lunettes de l'anglais (que l'on retrouve dans Django), la diction de l'Anglais qui n'est pas sans rappeler le verbe subtil et ampoulé du Dr Schultz. Idem pour la narration, au cours de laquelle on retrouve la thématique testiculaire (douloureuse si on manifeste de l'empathie pour le personnage), thématique déjà utilisée dans les deux films précédents.



5) Une musique sur mesure



Un autre Maestro, l'émérite Ennio Morricone, a livré pour le film une de ses plus belles BO. Sobre, mais reconnaissable par cette trompette qui rappelle les films de Leone, petites cymbales, et thème aux accents burlesques, la musique colle parfaitement à l'univers des 8 Salopards, à la fois dans sa dimension parodique et dans sa vocation d'enquête policière. A cela s'ajoute une musique intradiégétique, chantée par l'actrice principale elle-même.



6) La truculence des dialogues



Les fans de QT connaissent son amour pour le style verbeux, hautement sophistiqué des dialogues. poussée à l'extrême (et même légèrement ratée) dans Boulevard de la Mort, elle est ici maîtrisée comme jamais. De la simple anecdote comique à la lente agonie verbale provoquée par certains personnages, les répliques tarantinesques sont ici à elles-seules une source de jubilation. Lorsqu'on sait que le scénario et les dialogues (écrits par QT) ont mis jusqu'à 13 ans à être écrits (pour Inglorious), on devine le travail acharné qui est fait en amont, pour obtenir de si savoureuses punchlines, dont certaines dans ce film, s'ajoutent à la longue liste déjà établie.



7) Une poétique de la frustration



En faisant tout cela, Tarantino ne fait guère plus que Diderot dans Jacques le Fataliste, lorsqu'il fait intervenir son narrateur en plein récit: il se joue de nous et nous rappelle que le cinéaste, en dépit de toute cette mise en scène, est le démiurge. Il peut tuer ses personnages quand il veut. Et c'est ce qu'il fait souvent. La frustration est chez QT une nécessité: et cela fonctionne parce qu'il nous laisse le temps (un temps très long) pour nous y attacher, y compris lorsque ce personnage n'est pas ce qu'il prétend être, comme c'est le cas dans ce gigantesque jeu de dupes. La frustration se travaille, elle n'est réussie que lorsque les 6 points précédents sont réussis. Et cette logique rapproche sans doute QT plus que quiconque du réel: nous sommes spectateurs, et ce ne sont que des personnages. Comme on se restreindrait dans un repas savoureux (pour ne pas courir le risque de s'en lasser), on savoure les personnages tarantinesques, on les vit, on rit avec eux, et on s'en sépare. D'ailleurs, cette frustration de la mort de personnages nous ferait presque oublier qu'on s'est attachés à une crapule, comme c'est souvent le cas chez les personnages de Tarantino (on se rappelera Hans Landa, qui demeure un personnage charismatique et talentueux dans le machiavélisme, au point d'en être attachant). Et cette frustration est un grand risque, car, dans ce film, si l'on doit trouver un point négatif (et ça ne tient qu'à moi), c'est la chute. Je l'aurais espérée pus grandiose, plus cinglante, plus surprenante. Mais c'est aussi ce qui différencie ce film des autres, qui le mène à une fin plus ouverte et moins arrêtée que les cinq précédentes oeuvres.



8) Des acteurs hauts en couleur



Bien sûr, pour Samuel Jackson, cela tombe sous le sens. Et il est encore une fois à la hauteur des espérances. C'est le cas de tous les acteurs, dirigés, comme souvent dans les films de QT, d'une main de maître, avec ce souci permanent de la perfection, au point que l'on a l'impression que les acteurs se donnent entièrement à leur personnage, l'habitent, à plus forte raison ici que les acteurs eux-mêmes sont des acteurs (mise en abîme dont je ne spoilerai pas le contenu).

Johan_Danielis
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le 18 janv. 2016

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Johan_Danielis

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