“For as long as I can remember I always wanted to be a gangster.”
Il fallait remonter à l’enfance pour asseoir la fascination à l’égard d’un monde plein de promesses : celle de Scorsese lui-même et d’une grande partie de son casting dont le regard sur cette communauté est celui des connaisseurs ; mais aussi celle du spectateur en passe d’être initié aux arcanes d’un monde aussi dangereux que magnétique.
“To be a gangster was to own the world.”
Car c’est bien d’une cour de récré qu’il semble question ici : scènes de liesses, de festins et de brutales rigolades, dessinent les contours d’une communauté ultra fermée et codifiée à l’extrême, où les liens sont indéfectibles et l’argent permet tout, puisqu’il coule à flot. La première heure, celle de l’ascension, restitue avec une facilité déconcertante l’accession au sommet. Puisque les grands enfants ont des flingues, puisqu’ils sont intronisés et protégés par les ainés qu’ils servent, les limites n’existent pas. Aux vannes un peu audacieuses répond le canon froid d’un revolver, sous l’admiration des femmes, elles-mêmes maquillées comme des camions volés et gloussant de la virilité métallique des chefs de famille.
Sans jamais séparer le spectateur de la trajectoire d’Henry (Ray Liotta, l’œil pétillant et le sourire carnassier), Scorsese est le grand manitou qui ouvre grandes les portes d’un monde verrouillé dans le sang et la hiérarchie. Le magnifique plan-séquence d’entrée par les arrières dans le Copacabana en est l’emblème : sa caméra, fluide et imparable, donne non seulement accès à tous les lieux, mais le fait avec un surplomb et une aisance proprement jubilatoires. C’est avec la même virtuosité que ses travellings balaient les groupes comme autant de scènes splendides qui donnent l’illusion d’une spontanéité tout en distribuant leurs personnages avec la rigueur des peintres classiques.
Scorsese ne s’en cache pas : il s’agit bien d’un documentaire mis en scène. Où l’on apprend les recettes italiennes en prison, le culte de la mama et que si le samedi soir est consacré aux épouses, le vendredi l’est aux maîtresses. Pour accentuer la nervosité et le glamour de son immersion, le recours à la voix off permet de multiplier les sommaires et la radiographie d’un âge d’or qu’aucun obstacle ne semble pouvoir endiguer. La bande son, frénétique et constante, achève le vernis d’une Amérique aux chromes impeccables, qui, si elle roule dans le sang, a tôt fait de se faire reluire à grands coups de pourboires.
Le génie d’un tel projet repose sur l’équilibre : entre l’amplitude d’une saga générationnelle et communautaire, et les séquences permettant de caractériser des personnages singulier. A ce jeu, tout fonctionne, et les scènes d’anthologie s’enfilent comme des perles, captant avec une énergie folle cette insouciance immorale et permissive. L’humour sur le fil du rasoir, entre effroi et amusement, remplit particulièrement bien sa fonction, que l’on songe à ce repas improvisé quand agonise un caïd dans le coffre, où les provocations incontrôlables de Pesci, incandescent et cramant littéralement la pellicule. Au centre du jeu, De Niro, parfait dans sa violence rentrée, ouvrant grand les bras pour accueillir les apprentis casseurs à un jeu dont il contrôle jusqu’à l’existence de chaque pion.
[Spoils]
On remarquera d’ailleurs que le casse en question de la Lufthansa n’intéresse pas Scorsese, alors qu’il est le cœur et le sommet de la destinée des protagonistes. Ce sont bien les coulisses, les causes et les conséquences qu’il dissèque, avec la même fébrilité que Friedkin lorsqu’il filme une poursuite de voiture… mais sur deux heures et demie dénuées de tout temps mort.
Alors que le spectateur est déjà lessivé par cette usure et les corps qui pleuvent sur les mélopées de « Layla » le chapitre final va simplement le terrasser. Construite sur une rythmique machiavélique, mêlant hélicoptère, armes, sauce tomate et sachets de poudre, l’ultime journée dit sans détour les affres d’une vie laissant exsangue ceux qui pensaient la surplomber par le crime.
Car c’est bien là la grande malice du réalisateur que d’opposer à son épopée mafieuse un dénouement si déceptif. La médiocrité d’Henry, cantonné à son pavillon sous protection judiciaire est un camouflet du réel qui lui refuse la fin glorieuse qu’une mort rédemptrice aurait pu lui offrir ; et qui tend au spectateur un miroir sans fard de ses propres aspirations à une destinée hors norme, mais que se paye quoi qu’il arrive.
A cette lucidité sur la destinée individuelle, Scorsese ajoute, prophétique quant à l’Histoire et sa propre filmographie, cette phrase dans la bouche de Tuddy au moment de l’arrestation généralisée : “Why don’t you go to Wall Street anf get real crooks ?”
Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :
https://youtu.be/OJmb8r8WY7c