Berlin. Survolée légèrement par la caméra de Wim, cette ville symbole d’une guerre sans raison devient la scène d’une pièce de théâtre inédite. Les anges, êtres absolus sur Terre depuis la nuit des temps observent, mais n’interagissent pas. Consignent, mais ne jugent pas. Voient, mais ne sentent pas. Ressentir ? La sensation du café chaud entre ses mains, la fumée de la cigarette qui traverse la gorge, le ciel bleu et le sang rouge. Dans ce monde superposé à l’autre, les anges n’ont de la vie qu’une vision tristement monochromatique.
Le spectateur devient alors ange. Face au noir et blanc de l’image, il entend les pensées de chacun.
Et paradoxalement, c’est perdu dans ce brouhaha de réflexions que le spectateur comprend le mieux l’immensité de ce qui l’entoure.
Le film axe sa narration en suivant un poème célèbre intitulé Lorsque l’enfant était enfant de Peter Handke. Il traite de la découverte du monde qui entoure l’enfant, ses rêves et ses questions. L’œuvre de Wim Wenders en est le poème complémentaire. Elle parle de toi, de moi, du monde. Mais elle met surtout en valeur notre attribut éphémère, ce qui nous rend unique.
Wenders utilise Berlin, et il n’y pas de hasard. En pleine reconstruction d’après-guerre, ce n’est pas que la pierre des bâtiments qui a été détruite. Les rêves et les espoirs d’une génération subissent les atrocités de la guerre. Choisir cette ville pour un tel film, c’est lui donner une dimension intensément ancrée dans la réalité. Constamment est rappelée au spectateur sa place dans l’humanité. Son devoir de mémoire, de bonté et d’attention.
Puis il y a cette bibliothèque. Lieu emblématique de la culture là où les anges en apprennent sur le monde, laissant un regard traîner par-dessus l’épaule d’une étudiante ou à travers les lunettes d’un vieillard. Le personnage du vieillard (le « conteur ») récitant l’Odyssée n’est pas anodin. Il raconte l’odyssée humaine. Il ne se place pas comme moraliste : c’est un éternel optimiste. Il souhaiterait la paix partout. Pourquoi la guerre revient-elle toujours ? Finalement, lui aussi est un éternel enfant, d’une naïveté touchante et intrigante. Comme si ses yeux venaient de s’ouvrir, il s’émerveille constamment face à ce qui l’entoure, et place tous ses espoirs dans l’être humain -même au milieu d’une place qu’il autrefois affectionnait détruite par les bombes.
Et enfin, vient l’amour. Un sentiment transcendant qui atteint les anges. L’amour traverse toutes les différences. Ici, pas d’espace-temps à la Interstellar, mais une verticalité qui s’effondre. Damiel s’est épris de Marion, trapéziste. Elle, rêve de s’envoler. Lui, rêve de toucher le sol. Un paradoxe qui crée l’une des plus belles histoires d’amour du cinéma. Une scène particulière : celle de la discussion au bar durant le concert de Nick Cave. Une scène qui encercle l’Humanité avec une poésie rare, qu’il est impossible de résumer facilement.
Mais je vais arrêter d’en parler. Je pourrais écrire plusieurs pages sur tout ce que ce film m’a personnellement fait ressentir, les questionnements qu’il m’évoque ou encore la beauté du film d’un point de vue réalisation. Analyser des scènes : la tragique scène du suicide ou la scène finale.
Mais cela sera peut-être pour une autre fois.
D’ici là, comme l’écrit Baudelaire : Enivrez-vous ! Il faut voir le monde, le sentir, le toucher, le goûter et l’écouter. C’est cela être humain.
Les Ailes du désir honore le7ème art. Il en rappelle l’un des attributs majeurs : mettre en mouvement l’Humanité avec une caméra. Nous la montrer, parfois prendre du recul, ou bien zoomer sur ce qui semble important. Communiquer une perception et réveiller nos sens, c’est peut-être ça le Cinéma.
Et M.Wenders, je suis certain que vous aussi faites partie des anges déchus. Pour mettre autant d’amour sur une 35mm, on ne peut que descendre du ciel…