« [...] Chikamatsu, mentionné dans le titre original japonais, était un dramaturge. Je sais qu’il vécut au XVIIe siècle (comme Vermeer) et que les européens qui l’ont lu l’ont comparé - sans aucune raison, à juste titre ? - à Shakespeare. La pièce que Mizoguchi a adaptée (mêlée avec l’adaptation d’un autre conte classique japonais, une œuvre d’Ihara Saikaku) raconte la vieille histoire de deux jeunes gens de classes sociales différentes, épris l’un de l’autre. Outre la classe sociale, il y a un autre obstacle. Elle (la Dame) est mariée au grand patron (si la traduction est correcte) de l’atelier où il (le pauvre garçon) travaille.
Le film commence par nous donner une information (et une prémonition) sur ce qui advenait aux couples adultères au Japon à cette époque. Le protagoniste voit, depuis son palais, un couple devant être crucifié. Pourquoi la croix symbolise-t-elle la passion en Occident et en Orient, dans le judéo-christianisme et le shinto-bouddhisme, ne me le demandez pas. Ce sont d’autres obscures perspectives, d’autres obscures correspondances.
C’est bien après que commence l’histoire d’amour et que Osan (la femme) décide de fuir son mari, par une nuit de pleine lune.
Commence alors une persécution implacable, à travers lacs, forêts, cabanes, tous les lieux de l’imaginaire, convoqués par des passions aussi intenses qu'éphémères, aussi labyrinthiques que fatales.
Pendant la fuite, il y a une extraordinaire scène d’amour sur un lac. Mizoguchi, à son propos, a repris son scénariste, le grand Yoda Yoshikata, qui a écrit presque tous ses films. Il a accusé la scène de ne pas avoir d’intensité dramatique. Quand Yoda, très déçu car il pensait n’avoir jamais fait aussi bien, lui demanda ce qu’il voulait dire, Mizoguchi répondit : “Regarde par exemple la scène où les amants font l’amour sur la barque, après avoir décidé de se suicider. C’est idiot et ridicule. S’ils veulent se tuer, il est inimaginable qu’ils pensent à faire l’amour. Ils montent dans la barque en ne pensant qu’à la mort. C’est assez pour montrer leur état d’âme à ce moment. Ils parviennent au milieu du lac. Et, subitement, ils cessent de vouloir mourir. Non parce qu’ils ont peur de la mort. Mais parce que, au contraire des mélodrames où les brefs instants volés à la mort sont les plus doux de la vie, la valeur de l’existence des instants à venir (aussi rares et brefs soient-ils) éteint la tentation de la mort et constitue l’unique et véritable ouverture. Nous ne pouvons mourir ainsi, voilà ce que doivent penser les amants. Voilà ce qui est véritablement tragique.”
Ce passage éclaire le fameux sens de l'ellipse dans l'œuvre de Mizoguchi et ce que, à travers elle, le réalisateur a désiré atteindre et a atteint. Tout tient dans des instants, où tout se révèle et tout s’ouvre, éclairant le passé et le futur, quels qu’ils soient.
C’est pour cela que la prodigieuse fin du film - le défilé des amants, ligotés et attachés, se dirigeant vers les croix - est l’une des plus glorieuses fins d’amour de l’histoire du cinéma. C’est l’affirmation suprême de la force de la vie, dépassant les antithèses de l’art occidental, entre vision classique, vision lyrique et vision romantique.
Tout cela, en ce qui me concerne, est contenu bien avant, dans un plan bref (que je n’ai jamais vu commenté) qui dans Les Amants crucifiés est mon “petit pan de mur jaune” *. C’est lorsque Osan décide de s’enfuir et parcourt seule les cours du palais, se cachant pour ne pas être vue par les gardes de son mari. A un certain moment, la lune est dissimulée derrière un nuage et il ne reste - comme seule source de lumière - qu’une fenêtre où subsiste une bougie ou une lampe allumée. Osan la regarde (une seconde) et s’arrête. Et repart tout de suite. Pour moi, c’est à ce moment qu’elle a eu la dernière tentation de rester et a mesuré (bougie, intérieur, vie quotidienne, protection) tout ce qu’elle perdait, tout ce qui ne lui reviendrait plus jamais. Et elle l’a échangé contre les ténèbres du dehors, le grincement des dents, la lumière des corps, la croix, la mort.
J’ai parlé un grand nombre de fois de ce plan de la fenêtre éclairée, j’en ai rêvé. Beaucoup de gens, qui aiment le film autant que moi, semblent ne pas l’avoir vu ou ne pas s’en souvenir.
Apparaissait-il seulement pour moi ? Existe-t-il réellement ? J’ai commencé cette chronique en disant que ça n’avait aucune importance. Je finis de la même manière. C’est avec des moments pareils, avec des plans pareils que les enfants passent de la peur du noir à l’amour du noir. Et ce n’est que là qu’ils pourront apprendre l’histoire des Amants crucifiés et petit à petit (parfois cela prend une vie entière) mieux la comprendre. »
João Bénard da Costa
Extrait d'un article de http://www.focorevistadecinema.com.br/
* que Marcel Proust pensait voir dans la Vue de Delft de Vermeer