Voici donc finalement mon film préféré de Mizoguchi. Il y a l'ampleur et le souffle romanesque de ses films d'époque et, en même temps, la pudeur et l'authenticité de ses films contemporains. Les quelques effusions sentimentales n'en sont que plus justes, plus touchantes. La dignité du tragique qui ne s'embourbe pas dans le mélodrame.
Le réalisateur japonais nous confronte dès le début à une petite foule de personnages dévorés par le monde du travail. La mise en scène nous permet de nous y retrouver très rapidement en mettant en évidence les liens et les tensions qui régissent et sous-tendent cette micro-société.
Il y a l'urgence financière pour une grande imprimerie de satisfaire une commande importante, supportée par les conventions sociales qui ne s'encombrent pas du bien-être de l'individu, fût-il malade de corps ou de cœur. Petites et grandes injustices, tout cela illusoirement au service du plus grand nombre, en réalité sacrifice perpétuel au service d'un seul, le plus riche, le plus égoïste et narcissique. On touche d'ailleurs peut-être là au point faible des scénarios des films de Mizoguchi dont les "méchants", sont souvent trop complètement lâches et cruels pour être vraiment intéressants.
Quoi qu'il en soit, l'amour, comme souvent chez Mizoguchi, est un acte révolutionnaire. C'est le moment où les personnages décident que le mensonge a assez duré et qu'il est temps de vivre vraiment. Une vie forcément écourtée, puisque impitoyablement traquée par l'ordre dominant, mais plus intense, plus vraie, simplement enfin humaine.
Bien que tout cela soit traité avec le plus grand sérieux, la morale du film n'écarte pas une ironie amère qui pose un regard d'autant plus juste sur la société décriée: les deux personnages principaux n'eussent jamais été adultères et donc criminels si d'iniques conventions sociales ne les avaient d'abord injustement accusés. Absurdité d'un monde qui crée lui-même les chimères qu'il pourchasse.
Multipliant les péripéties et sachant jouer avec la tension du spectateur, Les Amants crucifiés est aussi un film étonnamment divertissant au rythme plutôt enlevé. Sans doute une porte d'entrée idéale dans la filmographie du réalisateur. Mais, bien entendu, ce film est avant tout une œuvre d'une grande justesse qui parvient, en partant d'un contexte très particulier, à toucher à l'universel.
Universel qui peut être symboliquement résumé par les inoubliables étreintes désespérées de son couple de héros dont la passion ardente se muera en sereine et magnifique marche vers l'éternité.