Carax n'a fait que des merveilles, mais a réalisé deux immenses chefs-d’œuvres, du genre de ces films qui dépassent les autres et plus encore, que sont "Holy Motors" et "Les Amants du Pont Neuf". Les deux étant les deux films les plus semblables de la filmographie de Leos Carax jusque dans leur plus profonde différence : le premier étant le plus théorique, concis, apaisé et le second le plus humain, libre, vivant. Pourtant, il parlent de la même chose, avec la même force et la même puissance : de ce qui est visible, et ne le sera bientôt plus, de ce qui est beau, de la beauté en elle-même, et qui s'étiole et disparaît. Il y avait la numérisation des objets et des vies humaines dans "Holy Motors", dans "Les Amants" l'allégorie est plus humaine, plus intense encore, il y a un œil qui menace de tomber s'il rencontre la beauté, la brûlure de ce qui est visible et de l'amour qui va vite. Si le cinéma de Carax touche autant, c'est que la question de la beauté n'a jamais été aussi vertigineuse. La beauté est fragile, frivole. Elle n'est peut-être qu'un désir/délire d'adolescent. Et pourtant, on la cherche, comme un fou, dans l'artifice et dans la saleté parfois. Et plus que de la chercher, on vise à la contenir par l'éclatement - faire des feux d'artifice sur le Pont-Neuf, des slaloms sur la Seine, des roulades sous la neige. C'est un cinéma qui a une conscience, celle de sa fragilité, et une volonté, celle de faire corps de cette fragilité. D'en faire un geste ou un manifeste, contre la Mort et tout emmêlé d'elle. De garder une trace de ce qui s'apprête à passer de l'autre côté.
Dès son troisième film, Carax avait déjà commencé à craindre et questionner la mort de cette beauté, alors qu'il était encore le Rimbaud du cinéma, poète adolescent jetant sur l'écran des traces de peinture, de lumière et de romantisme écorché. En un sens que "Les Amants" est peut-être un film encore plus fort qu' "Holy Motors", plus franc, plus humain, tout aussi beau, même si à jamais ce dernier gardera pour moi cette place si particulière et unique. Il est intéressant de faire dialoguer ces deux œuvres inévitablement différentes par le prisme de cette beauté défaillante : Michèle regarde, à la bougie, un tableau qu'elle aime de tout son cœur, mais son œil divague et flanche. L'image est terrifiante, mais dans une étreinte sublime, le film esquisse ce que Carax dira vingt ans plus tard, sûr de son coup cette fois : à cette crainte de la beauté qui s'en va, y répondre par la présence de l'autre. Cet autre qui est absent d' "Holy Motors", film adulte, Monsieur Oscar habitant seul l'arrière de sa limousine avec les fantômes des rôles de sa vie ; mais présent comme une lueur dans "Les Amants du Pont-Neuf", éternel film-adolescent.