Troisième film de Wong Kar Wai que je vois, et pour moi c'est clair : il ne fait pas un cinéma de l'émotion, mais un cinéma d'esthètes. Un cinéma de chineurs d'idées graphiques et filmiques originales et loufoques, c'est tout. Pourtant avant d'entrer dans la salle j'ai entendu une fille dire qu'elle revoyait ce film pour la troisième fois, et qu'elle pleurait à chaque fois. Je ne comprends sincèrement pas pourquoi elle a pleuré, et si quelqu'un voulait bien me l'expliquer, je suis preneur... Mais peut-être qu'une émotion ne s'explique pas ?
On retrouve l'ambiance glauque et sordide d'un Hong Kong nocturne complètement fou. Non, la ville n'est pas filmée de manière mélancolique, désabusée ou déprimée... Mais de manière absolument tarée. Les plans avec une distorsion fisheye sont lééééééégion, il y en a toutes les deux secondes, ça crée un effet assez rigolo et étrange, comme dans un cauchemar pas frais d'un lendemain de cuite. Les personnages évoluent ainsi dans un environnement distordu, et leurs actions aussi sont distordues : un tueur à gages qui fait ça par flemme, un autiste violent qui rase ou vend des glaces de force à des gens, ...
Et en réalité cette galerie de personnages est assez originale et le côté "film choral" est vraiment mieux rythmé et organisé que dans Chungking Express ! On passe d'un point de vue à l'autre, d'une vie à l'autre, de manière assez fluide, comme lors d'une balade nocturne en ville.
J'ai bien aimé la scène dans le bus où le tueur à gages croisait un vieux camarade de lycée, elle était filmée et même écrite de manière intéressante.
Les apparitions de l'autiste étaient les plus intéressantes : sa fascination pour la caméra et sa passion de filmer son père était marrante et un peu touchante, ses mimiques et sa façon de communiquer ajoutent un grain particulier au film. Et puis tout l'arc narratif de la meuf en rage au téléphone, qui va pleurer sur son épaule, est assez fort et je vois bien en quoi le long plan rapproché va dire quelque chose de sa sensibilité exacerbée, de sa rage, de son explosion.
Il y a une scène folle aussi, la bagarre de Blondie. J'adore comment Wong Kar Wai filme les bagarres : avec un effet de réduction du nombre d'images par seconde, qui traduit bien la confusion, le choc, la panique...
Mais dans l'ensemble, je trouve quand même que beaucoup de personnages ou de situations sont à la fois trop peu touchantes, trop peu grâcieuses, trop peu logiques et trop peu claires pour rendre le visionnage appréciable.
La meuf complètement déjantée qui a changé de coupe de cheveux et hurle pour qu'on la remarque, par exemple. Je trouve ce personnage absolument merdique, mal écrit, mal joué, inintéressant au possible. Si ce film "n'est pas purement plastique et superficiel", si "je suis trop cérébral" et devrais "juste me laisser porter par le film", comment le puis-je quand un personnage est aussi nul à chier ? Et même le tueur à gages fadasse qui lui sert de réplique, s'il fait une entrée intéressante au début, finit vraiment par n'avoir plus aucun intérêt. J'ai compris qu'entre son speech au début et à la fin, il avait un peu "évolué", mais franchement ça n'a pas pris, c'est un élément de langage. Au début : "j'ai la flemme de prendre des décisions", à la fin : "j'ai la flemme de prendre des décisions mais je veux que ça change". Waw, on a gagné 6 mots.
Le personnage de cette femme qui est la "partenaire" du tueur à gages ne sert pratiquement QUE à proposer des plans intéressants à l'image. (10% du film où elle se masturbe, ça plaira peut-être aux amateur.ices de femmes, et le passage vers la fin où elle est en gros plan en train de manger un sandwich sur la moitié de l'écran, pendant que sur l'autre moitié dans le fond une bagarre se déroule, franchement l'image est intéressante).
Le côté déjanté et fou furieux de la caméra s'allie mal avec le manque total de personnalité de ces personnages.
En fait les seules histoires à peu près intéressantes sont celles du mec autiste et de son père, et celle de la femme enragée au téléphone et de "Blondie". Là, oui, en quelques scènes on a une caractérisation rapide et efficace de personnages, on a un mini-drame qui débute et se termine, on a une petite histoire à la fois pas trop "cousue" et "ficelée" pour entrer dans ce film délié, et en même temps il y a une vraie émotion authentique qui est proposée au spectateur. Si la fille que j'ai entendue parler avant d'entrer dans la séance a chialé, j'imagine que c'est à ce moment-là ?
Bref, c'est quand même une expérience cinématographique rafraîchissante, comme un film de Gaspar Noé ou un bon tour de manège. A la fin, on se sent revigoré et les idées remises en place. Mais je crois que je développe une relation toxique avec les films de Wong Kar Wai : d'un côté je trouve ses idées de mise en scène intrigantes (la scène aussi où le tueur à gages et la meuf folle mal jouée se parlent à travers un escalier !), de l'autre, je trouve quand même qu'il écrit un peu n'importe comment et j'espère qu'après 1995 il s'est trouvé un scénariste. Donc j'adore et je déteste, et résultat de l'équation : mouais c'est pas mal.
Je comprends totalement l'intérêt porté à ce cinéaste par des gens, pour moi il rejoint ceux qui proposent une expérience "radicale" dans un point de vue, une idée, un concept. Mais c'est trop radical dans son concept, c'est trop esthétique et plastique, et surtout, c'est trop déconnecté du récit, des personnages, du sentiment et de l'âme pour résonner en moi...
A voir si avec le temps, je me mettrai à l'apprécier. Car j'ai déjà l'impression que c'est le genre de film auquel on se plaît davantage à se souvenir après coup, qu'à regarder sur le moment. Ce qui est une grande qualité pour un film, et qui permet, dans une masse de visionnages diffus, de retenir une oeuvre qui a ajouté, à un moment, de nouvelles idées et de nouvelles images à notre horizon mental.