Comment raconter ce qui n’est plus ? Comment raconter ce qui a existé ? Tout ce que racontait Annie Ernaux dans Les années, c’était ce temps qui passe, c’était la vie qui faisait son petit bout de chemin. Mais raconter, c’est aussi lutter contre l’oubli. C’est préserver un temps qui a été mais qui n’est déjà plus. Dans ce récit-fleuve, on se surprenait à plonger dans un mouvement. Dans l’enchainement de mots et de phrases, la vie s’écoulait. Dix mots, une virgule, un point ; et hop, tout était déjà fini. Avec LES ANNÉES SUPER 8, Annie Ernaux, accompagnée de son fils David, poursuit ce mouvement mémoriel dans un montage d’archives personnelles (enregistrées par son mari entre 1972 et 1981) soutenu par la voix – et les mots – de l’autrice.
Dans ce roman qui avait tout d’une traversée du temps, on errait à la faveur de références, de marqueurs de temps, comme autant de points d’accroche sur des époques qui n’existaient déjà plus. Annie Ernaux faisait-elle sa recherche du temps perdu ? Sa Madeleine se trouve-t-elle dans l’une des innombrables descriptions photographiques parsemant le récit ? Dans le regard de cette jeune fille qu’elle n’est plus et qui ne reste que sur des photographies ? Cette jeune fille, elle vit dans sa mémoire, et plus encore dans ses mots. Dans cette troisième personne où l’autrice se met à distance d’elle-même, dans une prise de recul vertigineuse sur le monde que fût sa vie. A l’inverse de Proust, elle cultive les fragments plus que les phrases qui n’en finissent pas. Des mots simples qui tissent le fil décousu d’une existence nappée de bouleversements à tous les niveaux. Car Les années est aussi un grand livre de recensement. Et face à cette transformation du monde, la musique, les livres, les films, l’art, parsèment une vie. Avec LES ANNÉES SUPER 8, elle impose aux mots des images ; ou plutôt elle tire d’images en mouvement d’autres mots qui la ramènent à une époque révolue, à une version d’elle-même qu’elle n’est plus. La mise à distance laisse ainsi place à une nouvelle intimité émergeant de la fusion entre des mots et des images.
Le prologue de ces Années était un modèle d’immersion. On le dévorait, pris d’amour par ces fragments mémoriels, par la fugacité de ces pensées et de ces retours à la ligne. L’introduction était enfiévrée au point qu’on aurait aimé qu’elle ne finisse jamais. Car ce mouvement emportait tout sur son passage ; le cœur battant continuellement au rythme de ces courtes phrases et de ces évènements. Il y avait dans ces mots l’émouvant sentiment que l’on passe souvent à côté des petites choses et des grands évènements, qu’une chose existe pour qu’une autre puisse exister. Le récit était glissant, « dévorant le présent au fur et à mesure jusqu’à la dernière image d’une vie ». Dans ce texte filant, on avait parfois l’impression que tout allait trop vite. Mais c’est là la dure loi du temps, de ces années qui passent et qui sont toujours trop courtes. Annie Ernaux captait ainsi ce temps que l’on n’arrête pas mais vers lequel on revient toujours. Aux impressions se mêlaient les expressions, aux expériences se mêlaient des souvenirs, à l’important se mêlait le dérisoire. Et dans ce défilement de diapositives, une époque en écrasait souvent une autre ; et un glissement s’opérait à chaque photo détaillée et à chaque repas de famille. Les voyages de famille scandent quant à eux le défilement de ces années en mode Super 8. Dans LES ANNEES SUPER 8, elle revisite avec son fils les fragments d’un passé perdu, oublié dans une armoire, entre deux piles de vieux linges et quelques souvenirs entassés ; un passé qui ne demande qu’à crier son histoire.
Des instants, le temps saura-t-il les préserver ? En poursuivant cet appel à la mémoire collective, LES ANNÉES SUPER 8 n’oublie jamais de nous conter un temps menacé par l’oubli. Difficile de ne pas penser au superbe Et j’aime à la fureur d’André Bonzel qui proposait déjà un montage vivifiant d’archives anonymes où le cinéaste nous confrontait à l’épreuve du temps pour mieux (r)éveiller en nous une intense nostalgie. L’universalité, ce n’est pas tellement ce que vise LES ANNÉES SUPER 8. Si Ernaux se rappelle et se souvient à la manière d’un Georges Perec, c’est toujours dans une dynamique présente d’incarnation d’une mémoire qu’elle met en mots depuis plus de 40 ans. Son film est une mise en visages des mots et personnages de son Œuvre : des enfants, une mère, un mari, une épouse, une femme, une écrivaine. De ces images de famille, elle tire un texte qui tend à raconter au présent la capture d’une mémoire figée. On observe, avec elle, cette jeune femme évoluer dans une vie de famille où l’apparent bonheur cache déjà des fêlures plus grandes. Souvent, à l’image, elle nous semble absente et lorsqu’elle est là, elle est ailleurs ; pensant déjà à la phrase qu’elle couchera sur le papier. Elle raconte cette vie comme si elle avait été une fiction, une fiction familiale à laquelle elle semble toujours avoir eu un rôle passif, d’observatrice.
Là encore, le texte s’écoule ; rien n’est jamais futile, tout est toujours en mouvement. Dans cette voix-off, outre la lame du regard et la force des mots, on retrouve une fragilité, une ouverture sur l’autrice pour laquelle nous n’avions à présent approché que des mots : éraillée, la voix émeut et revisite ce temps personnel et lointain. Notons aussi la finesse avec laquelle Annie Ernaux s’arrête sur autant de pensées, d’instantanés d’époques, sans jamais que l’on ait l’impression de perdre notre temps. Mais on la connaît, elle refuse le sentimentalisme ; ce qui a parfois pour conséquence de nous mettre un peu trop à distance (au point que ce film d’une heure à peine accuse quelques longueurs) dans ce récit où l’on doit faire face aussi à la monotonie, à la banalité d’une vie. Approche « banale » qui n’est pas sans rappeler celle de Chantal Akerman qui plaçait l’anodin au centre de ses films pour révéler l’invisible et donner de l’importance à ce que l’on ignore bien souvent. Dans LES ANNÉES SUPER 8, c’est une crise sourde et invisible qui émerge, camouflée derrière des masques de représentation : si le Super 8 capte avant tout des instants de bonheurs apparents, le silence et les mots de l’écrivaine viennent instaurer une sorte d’inquiétude, un caractère mortifère et révolu à ces images. Des mots qui agissent en contrepoint, en apportant une intériorité à ces images, et plus encore, un état d’esprit.
Tout l’objectif de David Ernaux-Briot a donc été de « monter sous la voix » afin de créer des échos évocateurs entre mots et images. Annie Ernaux dissèque alors ces fragments de temps pour en retirer l’histoire, pour les faire parler, pour leur rendre la parole. Son travail s’apparente à celui d’un bonimenteur. Qu’est-ce que les images nous racontent alors d’une époque ? D’une vie à un moment donné ? Le commentaire vient ainsi toujours voir plus loin que les images, cherchant les êtres au-delà de leur apparence. L’ouverture au monde de la famille, via ces nombreux voyages (au Chili, au Maroc, en Albanie ou même à Moscou), amène aussi une dislocation du noyau familial. Car la crise évoquée précédemment, c’est aussi celle d’un couple qui se déchire. On le sent dans la manière de cadrer du filmeur, Philippe Ernaux, qui se détache de plus en plus des corps de sa famille jusqu’à ne quasiment plus les filmer ; l’éloignement s’amorce déjà dans le cadre. Dans son observation des images (premières vis-à-vis des mots), Ernaux nous parle de son rapport à sa mère, de transfuge de classe, de la condition des femmes, de Mitterrand et Pompidou, des évolutions sociétales, des regards qui changent, de ses premiers pas dans l’écriture et de son premier roman « Les Armoires vides ». Une voix-off qui résonne en nous en mélangeant de l’universel, du trivial et de l’intime. Son observation est toujours fine voire même clinique, avec toujours ce parti-pris qui a le mérite de revisiter le passé au présent. L’approche anti-nostalgique apporte toutefois une froideur qui empêche totalement l’embarquement dans ce voyage temporel.
Avec toujours ce besoin de « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais », Annie Ernaux ajoute ce zeste d’« anti-nostalgie » où le souvenir n’est pas nécessairement confortable. Aucune fioriture, aucun artifice, juste des images et une voix, juste un témoignage personnel, juste un montage menacé par l’essoufflement et l’oubli, juste un documentaire aussi anecdotique qu’essentiel. Car ces archives remuent des mots et ces mots poursuivent un retour sur soi-même, celui d’Annie Ernaux face à son propre fantôme, face au souvenir de ce qu’elle a été, face à « ce que jamais on ne verra deux fois ». Il est peut-être là le véritable devoir de mémoire : dans ce retour sur nous-même, dans cette volonté de partager des souvenirs et de faire perdurer ce qui a cessé d’exister. LES ANNÉES SUPER 8, c’est au final se confronter au temps passé pour mieux faire face à celui qui reste. « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues » écrivait-elle en amorce du Jeune Homme. On le comprenait d’autant plus dans Les années où chaque phrase portait en elle la fièvre d’un vécu. En ajoutant des images à cette fièvre de vie, elle prolonge avec LES ANNÉES SUPER 8 cette littérature première qui nous ramène toujours à l’essentiel : l’émotion. L’émotion d’avoir vécu et de vivre encore.
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