Décidemment, les premiers films belges ont une puissance d’impact singulière : après le choc Bullhead il y a quelques années, Les Ardennes marque assurément la production cinématographique de 2016.
Adapté de la pièce de théâtre de Jeroen Perceval (qui joue ici le rôle de Dave), le récit exploite habilement le resserrement propre à la scène : un nombre réduit de personnages, une tension croissante et une unité de lieu éponyme sur toute la dernière partie, dans laquelle la forêt ténébreuse accueille avec une empathie noire un jeu de massacre désespéré.
Avant qu’on en arrive à de telles extrémités, il aura fallu passer par une situation plus étroite encore, celle d’un banal triangle amoureux : à sa sortie de prison, son frère cache à un homme rustre et inquiétant qu’il est le nouvel amant de son ex-compagne (Veerle Baetens, au visage fermé et dur, une nouvelle composition après son rôle plus contrasté dans Alabama Monroe). Dans ce drame intime initial, tout passe par le non-dit (« Il n’y a pas moyen de parler avec toi », finira par lui avouer son frère muselé face à tant de violence contenue) : le rêve secret des protagonistes, pour échapper au cercle tragique, n’est rien d’autre que celui de la banalité, d’un quotidien dans lequel on serait fier de s’être débarrassé des addictions, et surtout de la toxicité d’un frère dont le retour contamine brutalement tout ce qui pouvait s’être fragilement construit.
La fraternité comme un devoir, ou un poids immuable : telle est la dynamique perverse des échanges. Kenny, l’ex taulard qui a su se taire pour préserver son frère, a de prime abord tout du beauf à qui on excuserait sa primalité, notamment par le regard terrible que sa mère porte sur lui. Mais à mesure que le récit progresse, sa stature dominante entraîne le petit groupe vers les abîmes, et déplace l’empathie vers les taiseux et les menteurs.
L’écheveau tragique est inextricable : tirer sur un fil, c’est resserrer un autre nœud, et la mécanique implacable trouve son apogée dans une forêt où les troncs sont autant de barreaux à une issue condamnée d’avance.
Robin Pront sait jouer de la patience, du silence et des trognes patibulaires pour laisser se diffuser l’atmosphère poisseuse de son crépuscule. La photographie est superbe, et la musique, une électro poseuse poussée à fond dans les voitures de ces pauvres gars dénués de sourire, achève l’ambivalence : on se laisse porter tout en étant en permanence maintenus à distance.
Les dérapages eux-mêmes se font toujours dans une lenteur que la brume sylvestre vient savamment empeser : du personnage terrifiant de Stef, dépeceur des bois, à l’enlisement de la situation compliquée par l’irruption d’autruches (véridique), le récit pourrait paraître grotesque, mais tient en réalité toujours l’équilibre sur une ligne de crête maintenue par les personnages, et un twist, pour une fois, d’avantage émouvant qu’émoustillant.
La tragédie a ceci d’intemporel qu’elle peut se permettre de revisiter sans cesse les mêmes tensions : la fraternité, vectrice d’une solidarité qu’on ne doit pas questionner, n’a pas fini d’inspirer les conteurs de sombres histoires. La forêt des Ardennes en dispense une d’un éclat particulièrement fascinant.
(7.5/10)