Histoire d'une collision

Avis à celles et ceux qui n'auraient pas encore vu le film: courez palier à ce manquement avant que de lire ma critique: il ne serait guère plaisant que je vous gâche l'éventuel plaisir que vous pourriez y prendre par les nombreux spoils dont je parsème cette critique.

Les Autres est donc l'histoire d'une collision. Au début du film, deux univers, deux façons de voir les choses, profondément différentes et incompatibles l'une de l'autre, entrent en contact malgré elles. On comprendra très vite la nature de ces deux univers parallèles: il s'agit du monde des vivants et de celui des morts. La question qui nous taraude, en revanche, est: lequel est lequel? Et c'est en cela que réside toute l'originalité du film, qui prendra un malin plaisir à brouiller les pistes...

Les Autres passe son temps à jouer sur les clichés pour mieux les démonter. Outre le cadre (le manoir gothique perdu sur une île brumeuse, isolé du reste du monde) ou la personnalité des protagonistes, tour à tour aliénés, mystérieux ou terrifiés (notamment dans la première moitié du film, Nicole Kidman est impeccable, raide et névrosée comme il se doit. Le reste du casting est tout aussi brillant, et les enfants superbement à l'aise dans leur rôle), toutes les idées reçues que peuvent avoir les personnages et le spectateurs sur les fantômes passent à la moulinette. Depuis la mère de famille traversant les couloirs dans le noir complet, s'éclairant à l'aide d'une bougie, jusqu'aux enfants parlant à des êtres invisibles qu'ils semblent être les seuls à apercevoir, depuis la musique enfantine et désuète, jusqu'à cette scène où Kidman se retrouve seule dans la remise, environnée d'objets recouverts d'un drap blanc...

Les Fantômes ont un drap et des chaînes, dira l'une des deux enfants à un moment.>

Les stéréotypes sont tenaces: les fantômes, ça ne peut pas être nous. Nous n'avons ni drap, ni chaînes, et nous nous sentons vivants. Et puis, si nous étions morts, nous le saurions. Personne ne met en scène une histoire de fantôme du point de vue des fantôme. Les fantômes, se sont les Autres, les Étrangers, ceux qui ne font pas partie de notre monde, ceux qui nous intriguent mais que nous refusons de voir...ce refus d'une partie des personnages (de la mère surtout) à entrer en contact avec l'inconnu se symbolise par les rituels indispensables de la maison: toujours fermer à clé la porte de la pièce par où on est entré, afin d'empêcher autre chose d'y pénétrer à notre suite, ou encore tirer tous les rideaux et se mettre dans le noir (encore un cliché bien connu) prétextant une hypersensibilité des enfants à la lumière, alors que là encore, il s'agit de ne pas se laisser pénétrer par l'extérieur, et par les créatures qui le peuplent.

Cependant, loin de se confiner à la vision binaire Nous gentils/Eux méchants, Les Autres complexifie encore davantage son propos, en nous faisant douter très rapidement des héros, et du territoire qu'ils prétendent occuper. Il y a bien sûr ces tombes dans le jardin, ou encore ce mystérieux "livre des morts" trouvé par Grace (la mère, donc) dans une pièce de la maison. Mais également une ou deux scènes avec les enfants. Souvenez-vous du début du film, lorsque Grace va les chercher dans leurs chambres (c'est alors le moment où les domestiques nouvellement arrivés, ainsi que le spectateur, s'apprête à les voir pour la première fois) et leur demande de réciter leurs prières. A ce moment, les murmures des gosses, provenus de toutes parts, semblent envelopper les deux domestiques, ainsi que le pan de couloir où elles se trouvent. Des murmures désincarnés, quasi...spectraux. Alors, fantôme ou pas fantôme?

Ensuite, par la bouche de ces mêmes enfants qui clament que les fantômes ont un drap et des chaînes (la fille) ou avalent tous les racontars de leur mère concernant l'au-delà (le garçon), le film remet doucement en question les croyances obstinées de la mère: elle qui se pense entourée de menteurs n'est elle-même pas nette non plus....

Toute cette confusion entretenue plonge le spectateur dans un trouble diffus, un malaise que ne feront qu'accentuer les quelques-unes (et très réussies) scènes de terreur: qui est qui? Qui dit la vérité? Devant tant d'ambiguitë, la personne devant son écran finira par en devenir aussi paranoïaque que Nicole Kidman....pour finalement soupirer de soulagement la fin venue, lorsqu'enfin, claire et foudroyante, la Vérité est révélée au grand jour (sans mauvais jeu de mots). Une fin bien douloureuse pour cette mère et ces enfants repliés sur eux-mêmes, lorsqu'à travers les domestiques, messagers de l'au-delà dont la fonction tend vers la communication entre les deux bord, puis à travers la découverte qu'eux-mêmes sont les "Autres" pour les 'autres" occupants, ils seront forcés de se confronter à la réalité. Une fin libératrice aussi: la conscience de soi engendre le contrôle....

Les Autres, ou ce joyeau horrifique du grain le plus fin, ou cette merveille d'ambivalence, ou cette réalisation d'une maîtrise inouïe, ou ces personnages fouillés et tourmentés, ou cette claque cinématographique du meilleur cru, dérangeante et vertigineuse au possible, ou ce film qui brise tes idées reçues sur le cinéma d'épouvante, que tu croyais enterré depuis bien longtemps. Que dire de plus?