De courts-métrages (Le Fjord des Baleines, 2013, Ártún, 2014) en longs-métrages (Heartstone - Un Eté islandais, 2017), Gudmundur Arnar Gudmundsson (25 février 1982, Reykyavik - ) n’a de cesse de revenir vers l’enfance et d’explorer, plus précisément, le délicat tournant que celle-ci doit négocier avec l’adolescence. Le réalisateur et scénariste islandais, ici également coproducteur exécutif, ne craint pas d’aborder des sujets âpres, comme dans son premier court-métrage qui affrontait le thème de la tentation du suicide, ou encore dans ce deuxième long-métrage, Les Belles Créatures(2022), dont il n’est toutefois pas assuré que le titre soit si antiphrastique qu’on pourrait le croire au premier abord.

La thématique et le traitement ne sont pas sans évoquer le réalisme hypersensible de certains films allemands, qu’il s’agisse de Le Temps des rêves (2015), d’Andreas Dresen, qui suivait, mais sur un laps de temps plus long, une petite troupe d’amis, ou, plus encore, de Nous sommes jeunes. Nous sommes forts (2015), de Burhan Qurbani, qui illustrait la chute dans la violence raciste d’un groupe de très jeunes gens dont aucun, pris isolément, ne tenait d’un monstre. Les Belles Créatures, tout en suivant le destin d’un groupe et des quatre membres qui le composent, examine également la complexité, la subtilité, mais aussi la réversibilité toujours possible de sa cohésion : comment l’un, Balli (Áskell Einar Pálmason), pourra passer du statut de victime harcelée à celui de membre, voire, à son tour, de harceleur ; comment le supposé chef, Konni (Viktor Benóny Benediktsson), sera travaillé et fragilisé par les lézardes qui le fissurent ; comment l’un, plus doux, mesuré et réfléchi, Addi (Birgir Dagur Bjarkason), pourra passer du rôle de témoin un peu passif, si ce n’est complice, à celui d’acteur tentant d’infléchir le cours des choses ; comment l’autre, enfin, Siggi (Snorri Rafn Frímannsson), plus en retrait, pourra explorer les positions de victime, de harceleur, de complice, tantôt actif, tantôt réfractaire. Jusqu’à l’éclatement final.

Les quatre personnalités sont finement dépeintes, à la fois dans leur typicité mais aussi jusque dans leurs marges, ou même leurs contradictions. Une telle approche crée une œuvre constamment en mouvement, constamment imprévisible et comme toujours en équilibre instable au-dessus du vide. Cette position revient d’ailleurs à de nombreuses reprises, le groupe d’adolescents affichant une prédilection pour les toits, qui leur offrent à la fois un point de vue dominant mais aussi un flirt dangereux avec la pesanteur, en même temps que la métaphore spatiale de leur être entre deux mondes, entre le ciel et les nuages de l’enfance, d’une part, le concret et la dureté du sol occupé par les adultes, d’autre part. Des adultes qui, au-delà de leur âge effectif, ne le semblent pas tant que cela, soit fermement enracinés dans le monde enfantin des rêves et des croyances, soit à jamais enfermés dans un rôle de victime sans doute très précocement endossé, soit tout autant enfermés dans un recours très immature à la force, la violence et l’intimidation, voies condamnées à l’impasse.

Le montage, vif, tonique, mais laissant toutefois aux scènes le temps de se développer, épouse au plus près l’énergie de ces jeunes gens, accompagne leurs sautes d’humeur, leur impulsivité, le chaos qui structure parfois leur pensée encore en formation. La photographie de Sturla Brandth Grøvlen saisit le monde que découvrent ces amis avec toute l’intensité d’une jeunesse intransigeante et passionnée, qui perçoit avidement la beauté, aussi bien que la platitude ou la laideur. L’élément aquatique offre régulièrement une belle respiration, soit onirique, soit réaliste, mais toujours ressourçante. Dans cette exploration du réel, le son n’est pas oublié et se voit même traité avec beaucoup d’attention par Jan Schermer, chargé du design sonore qui rendra compte des différentes expériences perceptives auxquelles se risqueront les adolescents.

Des adolescents qui, au fil des 123 minutes du film, apprendront à devenir plus adultes que les adultes. À les observer, on mesurera non sans quelque étonnement qu’il est sans doute plus aisé, pour un groupe de jeunes garçons, de faire montre de pulsions agressives, sadiques, violentes voire meurtrières, que d’assumer une recherche de tendresse, ou simplement d’amitié. Un accès à soi, et à l’autre, qui permettra à certains de ces personnages de devenir de « belles créatures ».



Critique également disponible sur Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/cinema/critiques-films/les-belles-creatures-sortie-25-septembre-2024-de-gudmundur-arnar-gudmundsson-avis-10070162/?fbclid=IwZXh0bgNhZW0CMTEAAR1RtsrGZxmTTQCpeOd2VG4uQBjz1aR7ktEnJcGhB0PhQG9HKS0WiyiMWSQ_aem_sH5Tt7pB4wbCiU-TCTFxXQ

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le 23 juil. 2024

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Anne Schneider

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