Entendons-nous bien : j'aime beaucoup les films de Chabrol, et la nouvelle de sa mort m'a profondément attristé. Mais c'est un artisan honnête, pas un virtuose. Sauf que pour une fois, ce film est une grande réussite formelle.
Il suit la vie de quatre vendeuses d'un magasin d'électroménager oppressant. L'histoire suit une vendeuse, puis l'autre, etc... Il y a Jane, la Marie-couche-toi-là, moderne et futile. Il y a Rita, qui veut se placer avec le fils d'un propriétaire de magasin, qui entend régenter sa vie. Il y a Ginette (Stéphane Audran, femme sublime s'il en est), qui cache à ses collègues qu'elle se produit le soir dans un music-hall, affublée d'une perruque. Enfin, on s'attache particulièrement à Jacqueline (Clotilde Joano), qui est suivie par un mystérieux motard, peut-être l'amour ?
Film en noir et blanc, avec des ruptures de ton très "Nouvelle Vague", mais aussi des séquences très réussies qui semblent tournées pour figurer dans une anthologie du cinéma. On pense à la séquence de la piscine, troublée lorsque d'anciens amants de Jane viennent gâcher la fête, à celle de la visite au zoo, où les bonnes femmes sont plus animales, primitives et captives que les animaux en cage qu'elles regardent, ou encore au tête-à-tête entre Jacqueline et Ernest dans un restaurant, qui frise avec l'horreur...
Le parallèle humains-animaux est poussé assez loin : le plan passant d'un tigre furieux au sourire extatique d'Ernest est prémonitoire et effrayant ; les mimiques des différents personnages à la piscine rappellent celles de singes disputant leur territoire, tout comme la presse à 19 h pour aller prendre son manteau.
La direction d'acteurs est mémorable, d'Ernest aux deux dragueurs, véritables hyènes à l'affût de leurs proies, en passant par le morceau de bravoure du patron du magasin, personnage de vieux barbon tout à fait réjouissant. Et puis il y a ces quatre filles, toutes touchantes à leur manière, du fait des humiliations qu'elles doivent subir et qu'elles oublient aussitôt.
Le thème principal est l'ennui, la vacuité, l'emprisonnement, mais aussi la survie dans un univers de prédateurs. L'enfer, c'est les autres, mais avec une ironie féroce et juste proche de celle d'un Flaubert. Il y a beaucoup de scènes de restaurants, de music-hall, qui font délibérément ringardes pour montrer la misère des personnages. Le magasin est bourré d'affiches de réclames avec des messages d'une ironie cruelle ("La voix de son maître", je suis sûr qu'en regardant bien on en voit plein d'autres). Les objets semblent écraser les vendeuses, qui sont comme figées chacune dans leur coin, telles des automates non remontés. On ne voit pratiquement pas de clients se faire servir, d'ailleurs.
Tiens, les créateurs de "Mad Men" se réclament beaucoup de ce film, et formellement cela ne me convainc pas. En revanche, c'est vrai que pour la manière dont chacun s'épie et essaie de défendre sa vie privée, il y a une parenté.
Comment définir "Les bonnes femmes" ? Ce n'est pas seulement un film social, ni une allégorie, ni un drame psychologique, ni un pamphlet (l'histoire de Jacqueline est un fil rouge). C'est un peu de tout cela. Ce film réussit à la fois à condenser l'essentiel des thématiques chères à Chabrol et une partie de l'esprit de la Nouvelle Vague.
En somme, c'est plus qu'un Chabrol : c'est un classique.