L’arrivée de Fritz Lang à Hollywood est assez rapidement l’occasion d’un engagement très marqué contre les dérives du pays qu’il a dû quitter. Après Chasse à l’homme, il poursuit dans la propagande américaine, et force est de constater qu’ici, épaulé en outre par Bertold Brecht à l’écriture (même si non crédité au générique), il en résulte un film qui transcende allègrement les limites habituelles de ce type d’œuvres de circonstances.
Écrit au cordeau, sur le modèle très théâtral d’une tragédie, Les bourreaux meurent aussi allie avec une grande habilité deux principes : celui du dilemme humain, et de la dynamique du thriller, mêlant le film d’espionnage au thriller.
L’intrigue est au départ relativement simple : alors qu’un chef nazi vient d’être assassiné à Prague, les occupants exigent la délation du coupable sous peine d’exécution d’otages en masse. S’en suit une véritable dissertation sur la conduite à opposer à l’oppresseur : une vie contre 400, certes, mais un symbole, celui de la solidarité de tout un peuple. On remarquera plusieurs échos inversés avec M. Le maudit : dans ce monde malade, l’homme était jugé et prêt à être lynché dans une cave. Dans ce pays occupé, on y débat sur la valeur symbolique d’une action qui risque de faire exécuter des innocents, et la foule, si elle est hystérique, ne l’est pas par passion individuelle, mais par haine contre celle qui se rend à la Gestapo. Brecht et Land affirment ici une foi indéfectible dans la capacité du peuple à résister. Et, depuis l’Amérique, appellent au soulèvement…
Pour dépasser le simple discours politique, la complexité du récit va prendre le relais pour dynamiser la démonstration. C’est, d’abord, une galerie de portraits qui gravite autour de la protagoniste, héroïne un peu malgré elle (et, il faut le reconnaître, fort mal interprétée par Anna Lee), et l’élaboration de supercheries de plus en plus sophistiquées. L’intrigue investit ainsi l’intimité même de la demoiselle, qui doit feindre l’infidélité pour créer un alibi au suspect, et se voit contrainte à condamner son propre père. Face à la barbarie nazie, le parti à prendre est bien entendu celui de l’intelligence : les résistants mettent ainsi sur pied un savant canular, ne lésinant sur aucun accessoire, avec une science du détail presque hitchcockienne.
Au-delà du plaisir du spectateur à jubiler devant cette ingénieuse machination, Lang et ses scénaristes affirment aussi la place fondamentale qu’ils octroient au récit : il fait bouger les lignes. Même si les nazis sont conscients de s’être fait berner, ils la valident pour éviter de voir le peuple vainqueur par sa résistance. La mise en abyme est évidente, et se renforce par le carton final proclamant « NOT THE END » : même s’il est loin, Lang cherche à jouer un rôle dans l’infamie subie par l’Europe : il informe le Nouveau Monde de la situation, et lutte, par le biais d’une fiction retorse, contre la rectitude inhumaine du totalitarisme.